Sainte-Lucie: Vers un regain de la langue créole?

Victor Marquis

Une très brève visite à Sainte-Lucie, du 17 au 19 septembre dernier, dans le cadre des funérailles de John Compton, figure politique majeure de l’île pendant plus d’une trentaine d’années, celui que l’on surnommait à juste titre «le père de la nation saint-lucienne», m’aura permis, une fois de plus, de me familiariser avec la créolité de cette région de la Caraïbe. Voilà une formidable occasion de partager quelques avis concernant l’avancée de la langue créole dans ce coin de la Caraïbe.

Mais tout d’abord, il me semble pertinent de resituer l’île dans son contexte historique.

Ainsi, après avoir été découverte par les Arawaks aux environs de l’an 200, Sainte-Lucie fut conquise par les Caraïbes six siècles plus tard. Ils nommèrent l’île Iguanaronia, «là où se trouve l’iguane», de sorte qu’ils rendirent compte de la grande abondance de ces reptiles.
Huit siècles plus tard, durant la colonisation européenne, l’île appartint successivement aux Espagnols, aux Hollandais et à tour de rôle, quatorze fois durant, aux Anglais et aux Français, qui se livraient une bataille sans merci pour sa possession.

Victor Marquis (rédacteur en chef The Voice à Sainte-Lucie)
et Rodolf Étienne.

C’est de cette guerre de possession que lui viendrait son surnom d’«Hélène des Antilles», à l’instar d’Hélène, figure de la mythologie grecque, fille de Zeus et de Léda, réputée pour sa beauté et qui aurait été la cause de la guerre de Troie.

En 1765, c’est sous gouvernorat français que les premiers esclaves africains sont importés. De 1793 à 1815, soit en près de vingt ans, Sainte-Lucie passa alternativement, pas moins de sept fois, du gouvernorat français à anglais. La langue française trouva de cette manière un terreau fertile chez les esclaves et fut le relais de l’implantation du créole à base lexicale française. En 1814, le Traité de Paris attribua définitivement l’île aux Anglais, qui s’en servait alors comme base stratégique pour défendre leurs possessions du sud, la Barbade notamment. La langue anglaise remplaça rapidement le français dans l’administration, le créole demeurant la langue principale des esclaves.

1838 est l’année de l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies britanniques et marque également le début d’une importation massive de travailleurs indiens. La langue créole se maintint à côté de la langue anglaise qui, elle, se développa de plus en plus. L’esclavage étant aboli, l’ancienne population servile pouvait librement avoir accès à l’éducation, qui se faisait bien évidemment en anglais.

Le XXème siècle saint-lucien sera marqué par de grands bouleversements politiques: en 1924, une nouvelle constitution permet à un nombre restreint de membres élus d’intégrer le Conseil législatif, qui était jusqu’alors intégralement nommé via Londres; en 1951, le suffrage universel est institué et, en 1956, un gouvernement ministériel est installé; de 1967 à 1979, l’île jouit du statut d’Etat associé au Royaume Uni, pour enfin acquérir son indépendance le 22 février 1979. John George Melvin Compton, dont les funérailles ont été célébrées le 18 septembre dernier, a dirigé les affaires de l’île, comme premier ministre, de son statut d’Etat associé à son indépendance, de 1964 à 1979, puis de 1982 à 1996. Après avoir quitté le pouvoir en 1996, il a été réélu en décembre 2006, avant de mourir le 7 septembre 2007. On le surnomme le «père de la nation».

John Compton

Le contexte démographique et linguistique

Sainte-Lucie compte environ 150'000 habitants, majoritairement créoles (75 %). De base lexicale française, le créole de Sainte-Lucie est appelé «patwa» et jouit aujourd’hui d’un statut très minoritaire dans les affaires du pays. Néanmoins, la proximité de l’île avec la Martinique et la Guadeloupe, toutes îles françaises du nord, offre à la langue créole une ouverture non négligeable. A ce niveau, même les échanges diplomatiques se font souvent en créole. Cependant, force est de constater le cloisonnement dont est victime la langue à Sainte-Lucie. Dans les grands centres urbains, son emploi a longtemps été découragé au profit de la langue anglaise, qui favorisait l’intégration au système anglais dominant. Le créole a ainsi été considéré comme la langue des mornes, des villages, des campagnes et, en l’occurrence, comme la «langue du peuple». La langue anglaise, elle, est «la langue de l’Etat», la langue des activités parlementaires, de la rédaction et de la promulgation des lois, des cours de justice et des services gouvernementaux. Il y a certes bilinguisme, mais largement en faveur de l’anglais, ancienne langue du colon, au détriment de la langue de l’esclave, le créole, pourtant parlée par la majorité de la population. Une diglossie caractéristique des relations qui unissent la langue créole aux langues dominantes de la Caraïbe: français, anglais ou espagnol.

Regain véritable ou simple manifestation de contestation ?

Dans les îles anglaises de Sainte-Lucie et de la Dominique, encadrées par les îles françaises de la Martinique et de la Guadeloupe, la situation de la langue créole a toujours été particulière. Durant la colonisation, la Guadeloupe a servi de base pour l’implantation des français à la Dominique, tandis que la Martinique jouait le même rôle pour Sainte-Lucie. On mesure alors les atavismes véhiculés par la langue créole dans les îles anglaises.

John Compton.

Au temps de l’esclavage, le contexte est simple: le créole est majoritairement la langue de l’esclave, celui-ci engagé dans une résistance perpétuelle - peu  ou prou – contre le système servile, contre la langue française ou anglaise, celles des colons. Eux sont engagés dans une volonté de domination farouche et invariable. Tout autant que les hommes, et dans une relation qui s’apparente au mimétisme, les langues s’affrontent, au bénéfice des dominant(e)s. Dans le contexte esclavagiste, on le devine aisément, la diglossie est à son paroxysme. On retiendra cependant que la langue créole aura été l’une des principales langues de la lutte et de la libération, voire un instrument, un outil de cette lutte. Plus concrètement, on sait le rôle joué par les esclaves marrons dans la mise à mal du système servile, et on sait que, chez eux, la langue créole était presque exclusivement la seule employée.

Si je mets l’accent sur cet aspect de la langue, instrument de la lutte, de la revendication, de la contestation, c’est parce qu’il me semble, qu’aujourd’hui encore, c’est là l’un des atavismes récurrents de son expression. La langue créole est donc incontestablement, et, assurément aujourd’hui encore, la langue de la revendication du peuple. Cet argument me permet d’introduire un autre, plus pertinent. Il me semble encore qu’aujourd’hui à Sainte-Lucie, la langue créole est employée dans un certain cadre comme un outil de la revendication populaire. L’ancien gouvernement, celui du docteur Kenny Anthony, qui avait «renversé» John Compton en 1996, a souvent été décrié pendant ses deux mandats. Le peuple semblait si mécontent qu’il a rappelé, contre toute attente, John Compton au pouvoir, en dépit de son grand âge (82 ans) et des faibles espoirs que, légitimement, il pouvait placer dans sa longévité. Il n’aura été à la tête du pays que durant cinq mois, puisqu’au mois de mai dernier il subissait une première attaque cardio-vasculaire, puis une autre, en août dernier, qui lui aura été fatale. Ce rappel est éloquent, à plus d’un titre.

J’ose affirmer que le mécontentement du «peuple» se stigmatise également dans une pratique renforcée du créole au quotidien. Certains pourraient prétendre là pures allégations, mais j’assure que mes affirmations sont le fruit d’une expérience vécue. Jugeons plutôt sur un exemple rapporté ! En 1996, j’avais été frappé par l’omniprésence, je veux dire à tous les niveaux de la vie sociale, de la langue anglaise: dans les administrations, dans les commerces, dans la rue, dans les taxis collectifs. Ah! les taxis collectifs, tellement impliqués dans la vie de nos régions, qu’ils peuvent efficacement servir à l’analyse, de surcroît succincte comme je l’ai affirmée en préambule (n’en déplaise aux ethnolinguistes patentés). C’est là, peut-être plus qu’ailleurs, dans les taxis collectifs, que le peuple se rencontre et échange. Là, les barrières tombent, les clivages s’estompent, les rapports et les contacts se nouent. Et où on entendait, il y a dix ans un «good morning» ou un «good afternoon», on entend maintenant un «byen bonjou». Le taxi collectif représenté comme laboratoire ethno-linguistique, quel ineptie, quelle prétention, n’est-ce pas? Et pourtant! Je suis forcé de constater que dans ces fameux taxis, aujourd’hui, les discussions ne se font quasi exclusivement qu’en créole, en patwa. Et que la même situation se retrouve dans d’autres sphères de la vie sociale, là où naguère la langue anglaise régnait en maîtresse. Je remarque par conséquent que le créole se pratique, certes avec une certaine timidité perceptible, dans les commerces, les bureaux (plus rarement), lieux où il était totalement exclu, en tout cas, marginal. Un autre fait remarquable et remarqué, l’emploi, visiblement plus sûr, de la langue créole dans les conversations entre Saint-Luciens et Martiniquais. Pour l’avoir pratiqué, je sais que les Martiniquais, même quand ils possèdent suffisamment la langue de Shakespeare, aimaient à «défier» Saint-Luciens et Dominicais en employant le créole dans leurs échanges. De même que les Saint-Luciens aimaient, pour leur part, «défier» les Martiniquais en les traitant de «french»: «ou sé fransé?», nous répétaient-ils, lorsque nous nous adressions à eux en créole. Aujourd’hui, le terme de «fransé» est plus timidement, lui aussi, prononcé.

Alors, ce changement radical, est-ce le signe d’un regain véritable du créole ou une simple manifestation capricieuse d’une population qui, parce qu’elle estime avoir été flouée par l’ancien gouvernement travailliste, utilise la langue créole pour réaffirmer son identité, pour se faire re-connaître. Rappelons que l’anglais est considéré comme la «langue de l’Etat». S’en détacher est certainement une manière de se détacher de l’entité qu’elle est sensée représenter: L’Etat et son gouvernement ! Mes conclusions n’ont rien de scientifiques, je le mesure pleinement. Elles seraient à prendre comme une invitation à une réflexion plus approfondie ou alors comme une base à développer. Mais tout de même! Notons bien que la question est de savoir si ce mouvement en faveur de la langue des ancêtres, des esclaves, du «peuple» est légitime et durable ou simplement manifeste du mécontentement général et si il diminuera d’intensité à mesure que la colère du «peuple» passera.

Un éclairage, de grâce un seul!

Lors de la Table ronde sur l'enseignement du créole dans la Caraïbe qui se déroulait à Fort de France, en Martinique, en mai 2005, Lindy Ann Alexander et Michael Gaspard, représentants du Komité Kréyol de Sainte-Lucie proposaient leurs conclusions aux chercheurs rassemblés. Ils débutaient leurs présentations par une affirmation lourde de sens. «On observe que le "kwéyòl" n'a jamais bénéficié d'une pratique libre dans autant de milieux qu'aujourd'hui. On ne s'étonne plus d'entendre parler créole ou de le voir utiliser dans les domaines publics où il était jadis absent», débutaient-ils. Un renouveau qui, selon eux, a plusieurs bases: les campagnes de sensibilisation et de défense de la culture créole menées par le Folk Research Centre1 de Sainte-Lucie; les initiatives de l’ancien gouvernement travailliste (gouvernement de Kenny Anthony, décrié par ailleurs!), comme par exemple le lancement d’un dictionnaire de créole sainte-lucien à la portée de tous produit par le "Summer Institute of Linguistics" (SIL) des Etats-Unis, avec la participation de plusieurs Sainte-Luciens; ou encore le repositionnement de la politique nationale qui fait reconnaître officieusement le "Kwéyòl" comme une langue à part entière et le bilinguisme de la société sainte-lucienne; au niveau des médias, le Gouvernement (toujours lui !) a franchi une étape significative au sein de son service d’information en lançant la chaîne nationale de télévision NTN (National Television Network) dont la programmation est entièrement consacrée à la culture locale, ce qui a bouleversé le panorama de la vie nationale et a donné un nouvel élan à la culture et aux traditions créoles; concernant les stations de radio, elles offrent presque toutes des créneaux horaires réguliers d’émissions en créole et embauchent à plein temps des animateurs qui travaillent uniquement en créole. Des conclusions que Lindy Ann Alexander réaffirmait en Guadeloupe, en mars dernier, à l’occasion d’une table ronde cette fois consacrée à l’enseignement et à la recherche du créole à la Guadeloupe: «Avec le récent engouement pour la culture et la langue kwéyòl à Sainte- Lucie, après des campagnes de sensibilisation menées par le Folk Research Centre et la célébration du patrimoine culturel créole pendant tout un mois (dans le cadre des «jounen kréyol» au mois d’octobre), le public sainte-lucien, en général, est favorable à l’idée d’apprendre à lire et à écrire le kwéyòl», avançait-t-elle. Elle affirmait par ailleurs, toujours avec la même verve: «Actuellement, aucun projet national ou officiel n’existe à Sainte-Lucie pour enseigner le kwéyòl à l’école ou pour l’utiliser comme langue d’enseignement. (…) Malgré plusieurs recommandations formulées par des chercheurs, l’administration de l’éducation nationale n’est pas prête à s’engager dans cette voie d'où l'impression d'un dialogue de sourds». On s’en rend compte le problème de la langue créole à Sainte-Lucie n’est pas simple. Il n’y a pas vraiment de débat commun, même si, de part et d’autre, on semble prendre de plus en plus conscience de l’intérêt de la langue créole et de la valorisation de la culture créole. Dans ce marasme fécond, bien heureux celui qui pourrait anticiper. Pourtant les créolistes saint-luciens se veulent confiant comme le rappelait Lindy-Ann Alexander en Guadeloupe. Au terme de sa conclusion, et après une présentation qui suscita de vifs débats, elle déclarait en substance que s’il restait beaucoup à faire, les avancées étaient réelles et que les signes d’une avancée perceptible de la langue créole dans la sphère culturel sainte-lucienne étaient manifestes.

Conclusion

Restons persuadé que le «réveil» dont il est question et attendu par beaucoup est bien vrai. Osons le croire, mettons notre confiance en ceux qui comme nous, sur le terrain, y fondent leurs espoirs. Espérons que cette foi dont il est question là, nous aidera à grandir, à nous développer, à développer notre culture caribéenne créole, pour qu’enfin nous réalisions cette chaîne d’union, qui finalement ne serait qu’une simple manifestation de notre identité propre, essentielle. Je reste un militant de la cause de créole, convaincu que pour nous, issus de ce creuset, c’est là la plus digne de nos expressions.

  1. The folk Research Center

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