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À propos du 20 décembre à la Réunion

par Yvette Duchemann

L’Émancipation à la Réunion
L’Émancipation à la Réunion par Alphonse GARREAU.

Toute La Réunion célèbre à partir du 19 décembre la Commémoration de l'Abolition de l'Esclavage. En effet, L'abolition de l'esclavage devint définitive lorsque le sous-secrétaire d'État à la Marine chargé des colonies, Victor Schœlcher (1804-1893), d'origine alsacienne, fit adopter le décret d'abolition de l'esclavage du 27 avril 1848.

En tant que membre du gouvernement (provisoire), Victor Schœlcher choisit le receveur général des Finances, Joseph-Napoléon Sarda-Garriga (1808-1877), pour occuper le poste de commissaire général de la IIè République à l'île Bourbon. Arrivé le 13 octobre 1848 à l'île de La Réunion, Sarda-Garriga fut chargé de préparer l'abolition effective de l'esclavage.

Le 20 décembre 1848, Sarda Garriga annonce aux habitants de l'île que la France a définitivement aboli l'Esclavage.  Cette période de l'esclavage a profondément marqué l'histoire de La Réunion, comme celle des autres anciennes colonies françaises d'outre mer. 

Déjà, en 1674, le gouverneur Jacob Blanquet de La Haye, représentant la Compagnie des Indes Orientales à laquelle appartient Bourbon, interdit par ordonnance les mariages mixtes: les historiens y voient un des premiers signes de la constitution d'une société esclavagiste. Dès 1689, l'île compte 113 esclaves, sur 212 habitants! En 1714, ils sont 534 sur 623 habitants. Après l'obligation de cultiver les plants de café introduits par la Compagnie des Indes Orientales en 1715, la population servile est acheminée en masse dans l'île, en provenance de Madagascar, de la côte orientale africaine.

A partir de 1770, le nombre de "Cafres" débarqués aux Mascareignes (Île de France et Île Bourbon) dépasse nettement les arrivées de main d'œuvre en provenance de Madagascar (on reproche aux Malgaches leur propension au "marronnage", c'est-à-dire à la fuite vers les hauteurs de l'île). Les habitants de Bourbon ont fini par dénommer "cafres" tout esclave originaire de l'Afrique, qu'il provînt de la côte mozambicaine, ou du golfe d'Aden.

On pense que 115'000 esclaves auraient été introduits aux Mascareignes entre 1769 et 1810, alors que la traite était prohibée entre 1794 et 1802. Napoléon 1er rétablissant en effet la traite et l'esclavage, que la Révolution française avait abolis. La minorité des propriétaires terriens blancs cherche à diversifier les lieux de provenance des esclaves, afin de prévenir toute tentative de révolte au moins par la constitution d'un noyau ethnique important. Il y eut pourtant des révoltes: celle de 1799, à Sainte Rose, où 11 inculpés sont condamnés à mort, celle de 1811 à St Leu: la répression est extrêmement brutale, car il faut décourager toute nouvelle initiative. A la date de l'abolition de l'esclavage en 1848, le nombre d'esclaves était de 60 800, après avoir culminé à 69 983 en 1830. Voici le discours de Sarda Garriga:

Liberté, Egalité, Fraternité.

20 décembre 1848

Aux travailleurs.

Mes amis,

Les décrets de la République française sont exécutés: vous êtes libres. Tous égaux devant la loi, vous n’avez autour de vous que des frères.

La liberté, vous le savez, vous impose des obligations. Soyez dignes d’elle, en montrant à la France et au monde qu’elle est inséparable de l’ordre et du travail.

Jusqu’ici, mes amis, vous avez suivi mes conseils: je vous en remercie. Vous me prouverez que vous m’aimez en remplissant les devoirs que la Société impose aux hommes libres.

Ils seront doux et faciles pour vous. Rendre à Dieu ce qui lui appartient; travailler en bons ouvriers comme vos frères de France, pour élever vos familles: voilà ce que la République vous demande par ma voix.

Vous avez tous pris des engagements de travail; commencez-en dès aujourd’hui la loyale exécution.

Un homme libre n’a que sa parole, et les promesses reçues par les magistrats sont sacrées.

Vous avez vous-mêmes librement choisi les propriétaires auxquels vous avez loué votre travail; vous devez donc vous rendre avec joie sur les habitations que vos bras sont destinés à féconder et où vous recevrez la juste rémunération de vos peines.

Je vous l’ai déjà dit, mes amis, la Colonie est pauvre: beaucoup de propriétaires ne pourront peut-être payer le salaire convenu qu’après la récolte. Vous attendrez ce moment avec patience. Vous prouverez ainsi, que le sentiment de fraternité recommandé par la République à ses enfants est dans vos coeurs.

Je vous ai trouvés bons et obéissants: je compte sur vous. J’espère donc que vous me donnerez peu d’occasions d’exercer ma sévérité; car je la réserve aux méchants, aux paresseux, aux vagabonds et à ceux qui, après avoir entendu mes paroles, se laisseraient encore égarer par de mauvais conseils.

Mes amis, travaillons tous ensemble à la prospérité de notre Colonie. Le travail de la terre n’est plus un signe de servitude depuis que vous êtes appelés à prendre votre part des biens qu’elle prodigue à ceux qui la cultivent.

Propriétaires et travailleurs ne forment plus désormais qu’une seule famille dont tous les membres doivent s’entraider. Tous libres, frères et égaux, leur union peut seule faire leur bonheur.

La république, mes amis, a voulu faire le vôtre en vous donnant la liberté. Qu’elle puisse dire que vous avez compris sa généreuse pensée, en vous rendant dignes des bienfaits que la liberté procure.

Vous m’appelez votre père; et je vous aime comme mes enfants; vous écouterez mes conseils: reconnaissance éternelle à la République française qui vous a fait libres! et que votre devise soit toujours Dieu, la France et le Travail.

Vive la République!

Signé SARDA-GARRIGA

Les nouveaux citoyens manifestèrent une maturité étonnante; il n'y eut pas le moindre désordre, pas même d'ivresse. La joie manifeste, mais mesurée, se traduisit par quelques danses et par des cortèges ordonnés… Le lendemain tout le monde était au travail. Les ateliers de discipline n'eurent à recueillir qu'une centaine de chômeurs volontaires alors que l'on venait de libérer d'un seul coup 60'000 personnes.»

Après 1848, la loi du 2 août 1849 accorde aux nouveaux affranchis le droit de voter. Cela soulève un tollé général de protestations de la population blanche qui refuse de considérer ses «anciens meubles» comme un citoyen. Les blancs craignent surtout la perte du pouvoir politique puisque les noirs sont plus nombreux à voter. Aussi Sarda demandera aux affranchis de s’abstenir, de suivre les conseils de leurs maîtres, de rester tranquilles dans leurs ateliers lors des élections. Plus ou moins forcés, les affranchis ne voteront pas. En 1870, les libéraux vont tout faire pour amener les affranchis, que Sarda avait bien manipulés, aux urnes.

Cependant, il est à noter que les esclaves n'avaient pas attendu l'abolition de l'esclavage en 1848 pour tenter d'échapper à leur asservissement et retrouver leur liberté. Ce phénomène désigné sous le nom de marronnage, tant aux Antilles que dans l'océan Indien, reste inséparable de l'histoire de l'esclavage à Bourbon, où il prit une ampleur particulière au milieu du XVIII e siècle.

La France imposa à La Réunion comme dans toutes ses colonies le Code de l’indigénat qui correspondrait aujourd'hui à une autre forme déguisée d’esclavage des populations autochtones en les dépouillant de toute leur identité. Grâce aux pratiques discriminatoires imposées par le Code de l'indigénat (en vigueur de 1887 à 1946), les Blancs continuèrent de jouir de privilèges considérables.

«L’abolition de l’esclavage le 20 décembre 1848 à La Réunion a été vivement souhaitée par les esclaves et non pas les maîtres. La plupart de ces derniers défendaient le statu quo et concevaient l’émancipation des esclaves comme une catastrophe sociale aux conséquences économiques incommensurables. Dans ce contexte, la célébration de cet anniversaire ne pouvait être un événement consensuel (..)» Le 20 décembre 1848 et sa célébration: du déni à la réhabilitation (1848-1980) de Prosper Eve

Ainsi, le 20 décembre a pu rester gravé dans la mémoire des affranchis réunionnaIs qui l’ont appelé FÈT KAF. Cependant, s’ils l’ont célébré, cela s’est fait dans l’obscurité de la cour, en missouk, sans revendication d’une égalité véritable des droits. À l’inverse, cette date semble avoir été oublié par l’ensemble du reste de la population, certains préférant «oublier» jusqu’à l’ensevelir inconsciemment dans sa mémoire, même à ne plus en avoir la mémoire, ce passage de leur histoire, qu’ils soient blancs ou noirs. Et puis l’école a fait le reste: les réunionnais ont appris l’histoire de France très bien et par cœur, ils ne connaissaient rien de leur propre histoire, c’est comme si ils étaient vides. À partir des années 70, les militants organisent chez eux des «kabar» pendant lesquels la FÈT KAF, la FÈT la LIBERTÉ est célébrée.

Mais beaucoup de réunionnais ne se sentent pas concernés, soit qu’ils ne s’y reconnaissent pas (certaines familles blanches continuant de se représenter l’homme noir comme inférieur et indigne d’être un citoyen), soit pour beaucoup d’entre nous, l’école ne nous a pas appris notre histoire et nous avons longtemps crû que nos ancêtres étaient les gaulois (pour ceux qui sont nés après 1946).

“Le 20 décembre 1848 et sa célébration: du déni à la réhabilitation (1848-1980)” de Prosper Eve:

«L’arrivée de la gauche aux municipales de mars 1971 au Port, à La Possession, à Saint-Louis, à Saint-Philippe, la fête du 20 décembre est appelée à investir à nouveau la rue, la place publique. Ces 4 communes peuvent montrer l’exemple. Cependant, il ne faut pas se leurrer, elles ne représentent pas toute La Réunion. On est encore loin d’une célébration consensuelle pour tout le département. Il existe encore 20 communes, soit 83% où le repli sur la cour est l’unique solution. En 1977, la droite récupère Saint-Louis, il n’est plus alors possible aux 20 décembristes d’investir le stade Raymond Mondon. Ce n’est qu’en 1979 qu’on retrouve l’équilibre ancien de 1971 avec l’élection d’un maire communiste à Sainte-Suzanne».

Pendant ce temps, dans les années 80, les communes de droite continuent à noyer les esprits en faisant du 20 décembre, la fête des letchis, la fête des mirabelles.

Avec l’avènement de François Miterrand au pouvoir, celui-ci va consacrer cette date du 20 décembre 1848 en un jour férié en journée de Commémoration de l’Abolition de l’Esclavage le 27 avril 1983. Avec le travail des historiens, tels que Prosper Eve, l’acharnement de militants et associations culturelles, d’artistes tels que Daniel Waro, le travail d’appropriation de son histoire par le réunionnais s’est un peu réalisé, mais si aujourd’hui pratiquement toutes les municipalités fêtent le 20 décembre comme fête de l’abolition de l’esclavage ou comme fête de la liberté, (défilé de chars, scènes de la vie d’un esclave, artistes divers…) la plupart des réunionnais ne savent pas d’où vient l’appellation «fèt kaf», ne s’interrogent pas, ne la revendiquent pas, la rejettent. Et si on est arrivé à La Réunion à une commémoration consensuelle, on ne connaît pas mieux son histoire, on ne va pas la chercher: le 20 décembre se confond aujourd’hui partout à La Réunion avec une journée de fête, oui il y a eu des esclaves, mais combien d’enfants et d’adultes connaissent leurs noms, leurs origines, ce qu’ils nous ont laissé?

Pour moi, il y aura véritablement commémoration de l’abolition de l’esclavage quand tous les réunionnais apprendront l’Histoire de La Réunion, quand ils sauront pourquoi le 20 décembre s’appelle FÈT KAF et comment chacun peut s’y retrouver et fêter la liberté des peuples

À l’heure où la mondialisation, la jouissance de la consommation nous interpelle et nous happe, y arriverons-nous?

Yvette DUCHEMANN