Le pan-créole,
vers une identité créole plus affirmée

Rodolf ETIENNE

Paul

Paul Comarmond, brillant modérateur de la téléconférence, tenue le 21 janvier 2007.

Participants

Le mercredi 21 février dernier, l’Organisation Internationale des Peuples Créoles (OICP), en collaboration avec l’Université York de Toronto au Canada, organisait sa deuxième téléconférence sur le thème «Trouver les outils pour rassembler et unifier les peuples et la jeunesse des territoires d’origine et des diasporas en une seule force créole». Rencontre des créoles des deux hémisphères, ce rendez-vous international aura permis de mieux mesurer les différences des identités créoles du monde.

Linguistes, créolistes, étudiants, artistes, écrivains, participants depuis New-York, Sydney (Australie), Toronto et Montréal (Canada), l’île Maurice, Sainte-Lucie et la Martinique, Mauriciens, Haïtiens, Martiniquais, Sainte-Luciens, Canadiens, New-Yorkais, pas moins d’une vingtaine de personnes participaient à ce rendez-vous du partage des communautés créoles. L’Organisation Internationale des peuples créoles a placé les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication en priorité au rang des moyens qu’elle entendait employer pour atteindre ses objectifs.

Rassembler les peuples créoles du monde autour d’une vision globale, une démarche générale, promouvoir la culture créole à travers le monde, encourager les échanges entre groupes créoles au niveau local et international, coordonner les efforts de construction des identités, identifier les similarités et les particularismes au sein du monde créole, mettre en lumière le patrimoine créole (tout autant sur le plan des traditions orales, du langage, de la religion ou de la cuisine), encourager les publications en langue créole, voilà pour un bref panorama des objectifs avoués de l’Organisation Internationale des Peuples Créoles. Créée en mai 2005, à Las Vegas, l’OICP vise à rapidement faire reconnaître le créole comme une culture et les Créoles comme un peuple et à unir les communautés créoles à travers le monde. Les NTIC sont un moyen efficace pour réaliser ces objectifs avec pour ligne de force le rapprochement et le regroupement des cultures créoles, grâce à la valorisation de toutes ses forces vives. Un engagement qui se veut décidément pan-créole.

Le pan-créole : une notion qui s’affirme au fil du temps…

En soi, l’affirmation d’une dynamique pan-créole n’a rien de nouveau. En 1950 déjà, pour parler exclusivement de la Martinique, le créoliste Gilbert Gratiant déclarait sa volonté (son rêve !) de voir «un jour tous les créoles du monde réunis». Aujourd’hui, on peut aisément  concevoir là une approche visionnaire de l’identité créole. Il est  aussi aisé d’estimer que les voeux pan-créole de Gilbert Gratiant ne faisaient pas l’unanimité. Précisons toutefois qu’au milieu du XXème siècle, l’engagement pour la valorisation de la culture créole en était seulement à ses balbutiements. En littérature, par exemple, peu nombreux étaient les auteurs qui faisaient le choix de la langue créole. Tout au moins, l’histoire a-t-elle gardé peu de traces de ces écrits, s’ils ont existé.

Plus tard, la pan-créolité et les réflexions qu'elle soutient ont mobilisé de nombreux créolistes - de la deuxième génération - engagés véritablement et de manière militante dans des études avisées sur la langue et la culture créoles. Et, si le pan-créole a alors représenté ce qu'il est communément reconnu de définir comme l'acmé des interrogations créoles, cette notion n’a cependant plus été considérée, dès lors, comme une simple utopie d’intellectuels. On peut citer le Martiniquais Lambert Félix Prudent comme l'un des principaux créolistes ayant valorisé cette notion. Dans "Des baragouins à la langue française", parue en 1980 aux Editions Caribéennes, on pourrait lui reprocher de ne s'intéresser qu'aux créoles des Antilles françaises, mais en 1984, il publiait chez le même éditeur une "Anthologie de la nouvelle poésie créole", qui en proposait un large panorama : de la Caraïbe à l'Océan Indien. Beaucoup d'autres créolistes à sa suite reprendront ces recherches. On peut citer Jean Bernabé de l'Université des Antilles Guyane comme un autre pionnier de ces études.

De nos jours, après le vaste travail réalisé par des groupes de créolistes engagés, comme au sein de Bannzil Kréyol, mais aussi plus récemment grâce à l’émergence d’une véritable dynamique, qui serait de l’ordre du « réveil identitaire », mouvement que l’on a pu observer, que l’on observe encore au sein des différentes communautés créoles, l’identité pan-créole est devenue  une réalité. Tout au moins, occupe-t-elle une place de choix dans chaque rendez-vous créole : salons littéraires, festivals de musique, séminaires de recherches. En effet, rares sont les festivals, les colloques ou les rencontres qui ne s’envisagent pas dans la pleine expression de la diversité créole. Aujourd’hui, et indéniablement plus qu’hier, les  communautés créoles du monde échangent, se rencontrent, partagent leurs questionnements, leurs espoirs, leurs rêves. L’auteur de «Fab Compè Zicaq’», Gilbert Gratiant, serait particulièrement heureux de voir  sa grande utopie à l’œuvre parmi les peuples créoles.

Gommer les différences, valoriser les ressemblances

C’est là un vaste chantier, dont l’OICP mesure les enjeux: réaliser l’union des communautés créoles en dehors de leurs différences. Tenter de mettre en relation les différentes identités créoles, en valorisant leurs similitudes fondamentales. Ces dernières sont nombreuses et de tous ordres. On pourrait répertorier point après point les traits culturels spécifiques de la créolité et tenter de dresser un tableau comparatif des communautés qui les portent. Les différences sont perceptibles, cela ne fait aucun doute. Pour autant, la langue l’exprime bien, dès lors que deux créoles issus de zones géographiques différentes sont en contact. Ces différences, on le sait, sont souvent d’ordre structurel. Si elles se posent sur la forme, on peut s’interroger quant au fonds. Sans envisager des éléments concrets de réponse, sans parler d’histoire commune, de structures profondes de la langue, souvent cités par ailleurs, et au regard seul des avis qui ont émané de la téléconférence du 21 février dernier, il apparaît que toutes les communautés créoles sont aujourd’hui engagées dans une démarche de valorisation bien avancée de la culture créole et de ses différentes composantes. L’idée forte qui a retenu l’attention concerne la notion même «d’identité créole». Une approche récurrente, mais qui semble n’avoir pas exprimé jusqu’alors toutes les variétés de son expression. Cette identité, pour tous, nous offre un regard différent sur le monde, en opposition évidente avec la vision imposée de la «Métropole», du «colonisateur», ou du «monde occidental».

Pour toutes les communautés interrogés, grâce à notre identité créole, nous avons la faculté, le loisir, de «juger le monde avec des apports culturels qui nous sont propres», ou tout au moins, dont les limites sont définies par nous, en tant que créole. Une prise de conscience qui peut être lourde de sens, si nous en prenons la pleine valeur. La transmission devient alors une quasi évidence, dont les termes généraux seuls sont à définir: valorisation des identités, rapprochement des cultures, célébration de la diversité, ancrage territorial et socio-linguistique, créations de réseaux de communications, d’échange de partage, renvoi de valeurs morales et socio-culturelles communes, collaboration avec les diasporas, etc… Tous sont d’accord sur le fond: la libre expression de la culture créole et la valorisation du patrimoine culturel créole. Mais tout cela dans quels cadres? Et là aussi des idées sont avancées: l’organisation multilatérale à court et moyen terme d’événements internationaux, la formation d’équipes de recherche et de travail pour l’élaboration de ressources, des actions ponctuelles et de circulations des savoirs, des ateliers itinérants de formation professionnelle, d’art et de culture. Des démarches qui stricto sensu peuvent permettre de gommer les différences et réunir les communautés créoles autour de grands rêves communs.

C’est là envisager un défi de taille, certes, mais qui semble mobiliser aujourd’hui déjà, de manière peut-être inconsciente, toutes les créolités du monde. Alors l’OICP ne doit être envisagé que comme un des catalyseurs, un des multiples agents de ce rapprochement qui semble inévitable. Les objectifs généraux de la charte de l’organisation ne sont donc plus que la formulation d’un mouvement déjà bien engagé, et qui nous semble irréversible.

La créolisation est ce mouvement, ce conflit, cette attirance, ces expériences vécues entre les cultures du monde...”, déclarait Edouard Glissant lors d’une interview. Vue ainsi, la créolisation semble être une force inéluctable. Laissons-la donc s’épanouir en nous pour qu’ainsi nous soyons autant de ponts ouverts sur nous-mêmes et sur le monde.

Rodolf Etienne