INTERVIEW

Pierre M Chery is a  native and resides in Port-au-Prince, Haiti. He is a programmer analyst but is devoted to promotion of Haitian culture, specifically Haitian Creole and writing is his hobby (Eritye Vilokan). He has kindly accepted to be interviewed by Creole Courrier.

 

How does the word Creole and Creole culture came into being in Haiti ?

Pour quelqu'un qui ne connait pas l'histoire d'Haiti, il est difficile de comprendre ce qui se passe en Haiti actuellement. Pour Haiti, le terme culture n'est pas suffisant, il faudrait parler plutôt de civilisation. Pendant plus de 60 ans après son indépendance, Haiti est restée coupée du reste du monde occidental. Pendant cette période, il n'y a eu presque pas de communication entre les Haitiens et d'autres cultures. Ainsi, les premières générations d'Haitiens, modelèrent une nouvelle conception de l'univers, ils réinventèrent le monde.

Dans cette civilisation, ce sont les esprits qui gouvernent la vie des hommes. Tous les traits de cette civilisation sont présents dans le vodou, qui forme à lui seul un système complet, embrassant tous les aspects de la vie. C'est un mélange de l'héritage africain et quelques aspects de la culture française. Une nouvelle civilisation était prête à voir le jour, mais elle a dû faire face à l'hostilité interne de ceux qui se réclamaient de l'héritage français, et de l'hostilité externe des états impérialistes (France, Etats-Unis d'Amérique). Nous pouvons parler d'une civilisation avortée. Certains aspects de la culture haïtienne qui entrent en conflit avec le christianisme doivent être analysés sous un angle civilisationnel. Il serait intéressant de comparer comment le paradigme du bien et du mal sont perçus dans la culture haïtienne et dans d'autres cultures.

Comprise ainsi, la culture haïtienne est essentiellement créole, elle est créole dans presque tous les aspects de la vie. En Haiti, créole est opposé à français. Dans des circonstances formelles, les haïtiens se réfèrent à leur héritage français. Le français est utilisé dans la création littéraire, il est présent dans les livres d'éducation (en grande partie importés), les journaux. Mais, la littérature haïtienne, même dans son expression française, est créole par ses thématiques.

De la décréolisation? Il n'y a aucun risque de décréolisation en Haïti, quoiqu'on trouve de plus en plus de personnes maniérées pour parler un créole francisé ou un créole anglicisé. Par ailleurs, le style de vie américain qui déferle sur le monde a été profitable au renforcement de la culture créole en Haïti. Perdus dans leur admiration de la culture américaine, les Français ne purent maintenir les liens privilégiés qui existaient entre la musique française et Haïti. La musique française cessa d'être une référence en Haïti, la musique haïtienne put se développer de ses propres ressources. A l'exception de la littérature, la création artistique en Haïti est d'essence populaire, créole, que ce soit en musique, en théâtre ou en art plastique. Il y a une littérature créole très active mais elle souffre à la fois du manque de lecteurs (jeunesse de la graphie, survivance de certains préjugés à l'endroit du créole) et de support de l'Etat qui abandonne les producteurs d'oeuvre en créole à leur sort. Nous prévoyons une explosion de la littérature créole dans les prochaines années avec l'arrivée des générations qui ont appris le créole et qui l'utilise sans aucun complexe. La culture créole en Haïti est vivante, elle n'est l'objet d'aucune célébration spéciale pour la maintenir en vie.

How much are the similarities and differences in the music, the cooking, the way of life, values, traditions, architecture, religion, literature, etc... to the other Creole Islands of the region ?  

Je ne peux vous donner mon opinion à ce sujet, je n'ai pas visité les antilles françaises. Cependant, Haiti partage un héritage commun avec la Martinique et la Guadeloupe. Musicallement, nous sommes très proches, les artistes haïtiens sont bien accueillis dans les antilles françaises, il en est de même pour les artistes antillais en Haiti.

Haiti has been the first black country to be independent but at the same time undergone so much unstability which has seen so many coups d'etats and dictatorships, how far has the country been affected by these events? 

Nous devons revenir à l'histoire d'Haïti. En 1825, le dictateur haïtien Jean-Pierre Boyer acceptât de payer à la France des indemnités compensatoires pour les dommages subis par les colons au cours de la révolution. C'est ce qu'on appelle la "dette de l'indépendance". De cette date jusqu'à la fin de l'Occupation Américaine (1915-1934), toute l'économie du pays servit à payer les versements d'un emprunt fait au nom de la dette. Avant la fin de l'occupation américaine, la City Bank acheta le reliquat de la dette, de cette façon Haiti passa sous le joug des Etats-Unis. Ajouter à cela, les dilapidations, les guerres civiles, il devint impossible pour le pays de trouver les ressources pour construire un État moderne. A côté de cela, les rivalités entre des factions supportées par des gouvernements étangers (France, USA, Grande Bretagne) ne laissèrent jamais de place pour des discussions internes sur la situation du peuple et des solutions pour le pays. Pire, des dichotomies sociales basées sur la couleur de la peau, l'opposition ville/campagne, africain/europén, servirent à propulser des dictateurs au sommet de l'État. Mais les Haïtiens sont marqués par leur culture de résistance, durant les 50 dernières années, les Haitiens ont dû se libérer de plus de 4 dictatures (François Duvalier, Jean-Claude Duvalier,  Cédras, Aristide).

What is the state of the economy today ? Is the average haitian enjoying a fair standard of living or is Haiti classified as a poor country ?

Haiti est un pays pauvre, le plus pauvre des Amériques.

The political unstabilities has caused massive brain drain, how far from Haiti is the country suffering from this ?

Est-ce que Haiti en a souffert? Oui elle en a souffert et continue d'en souffrir.

Quand j'étais écolier, dans le milieu des 60, j'ai vu mes instituteurs  et d'autres professionnels (fuyant la dictature des Duvalier), laisser le pays pour aller s'établir en Afrique et en Amérique du Nord. De ce fait, Haïti a raté la décennie du développement proposée par l'ONU en 1960. Il a pris à la société haïtienne, plusieurs décennies pour remplacer ces cadres, qui, peut-être, s'ils n'étaient pas partis auraient connu les persécutions ou la gêne. Aujourd'hui encore, des cadres partent pour le Canada, ce qui est pire, sans aucune garantie d'emploi. Avec de meilleures perspectives, ceux-ci n'auraient pas laissé le pays. Même sans savoir ce qui se passe à l'intérieur, des milliers de cadres expatriés rêvent qu'un jour ils pourront remettre au pays une partie de ce qu'elle les a donné généreusement (On peut s'éduquer en Haïti de la première année, jusqu'au doctorat en médecine, sans payer un sou).

On ne peut dénier à une personne son droit de chercher du travail. Si l'environnement dans lequel évolue une personne ne peut lui offrir un boulot, il est naturel que celle-ci aille chercher ailleurs. Mais avant d'envisager le tort que l'expatriation des cadres fait à la société, la société haïtienne doit ressentir aussi la détresse de ses filles et fils éduqués qui partent pour des emplois très en dessous de leur qualification. Si un pays a besoins de professionnels, il peut se les former en quelques années. Mais, dans un contexte international de darwinisme économique, celui qui a besoin de travailler ne peut attendre toute sa vie que les choses changent... Le prochain combat des Haïtiens sera celui du droit à l'emploi, et il se fera malgré les pressions des gouvernements étrangers, malgré la globalisation, malgré les institutions internationales FMI, Banque Mondiale, BID, etc…

What lies ahead ? Are you optimistic about the future ? Can there be economic recovery and how ?

Le chômage est l'une des causes des difficultés d'Haïti. Dans les années 70, le gouvernement planifia l'installation de zones franches à Port-au-Prince. A la fin de la dictature, en 1986, il y avait environ une centaine d'entreprises de sous-traitance en Haiti, la plupart américaines. Ces usines donnaient du travail à 100000 personnes environ. Pour ces 100000 emplois, les paysans sortirent de tous les coins du pays pour s'installer dans les bidonvilles de Port-au-Prince, dans l 'espoir de trouver du travail. Sous la dictature des Duvalier, les ouvriers n'avaient pas le droit de réclamer de meilleures conditions de travail. Quand Duvalier partit pour l'exil, les ouvriers entamèrent des grèves sauvages pour réclamer des augmentations de salaire. 50 % de ces entreprises délaissèrent le pays. Plus les ouvriers revendiquaient, plus les entreprises abandonnaient le pays. Pour le comble, vinrent les 3 années d'embargo qui détruisirent complètement le tissu industriel du pays.

Ces bidonvilles où s'entassent les chômeurs représentent le terreau où les dictateurs recrutent leurs fanatiques et les tueurs. La question de couleur qui est une tare de l'héritage colonial est un facteur idéologique très sensible en Haïti. Pourvu qu'un dictateur puisse s'identifier par la couleur de sa peau aux masses et le cycle de violation -exil repart. Tous les opposants y passent quelque soit la couleur de leur peau.

Cependant, les causes internes à elles seules ne peuvent expliquer la situation économique catastrophique du peuple haïtien. Si on analyse la situation d'Haïti, du point de vue de la division internationale du travail, Haïti devrait être un pays tourné vers le secteur primaire (agriculture, mine). La topographie d'Haïti, (Haïti est couverte de montagnes à plus de 75%), fait qu'elle ne puisse bénéficier d'avantages comparatifs par rapport à d'autres pays de la région. Pendant près de vingt d'ans d'occupation, les Américains n'ont pas pu créer de fermes agricoles comparables aux exploitations sucrières qu'ils ont pu installer en République Dominicaine ou à Porto-Rico. Le manque de plaines est l'une des explications. Le riz produit dans les plaines du pays (vallée de l'Artibonite spécialement) est doublement concurrencé par le riz produit au Texas et en Floride. D'une part les exploitations agricoles américaines bénéficient du rendement d'échelle par rapport aux exploitations familiales haïtiennes, d'autre part, l'agriculture est subventionnée aux Etats-Unis.

Dans la logique du néo-libéralisme, Haïti devrait exploiter les domaines où elle peut tirer des avantages. Dans cet ordre d'idées, les options qui s'offrent à Haïti sont l'agriculture, le tourisme, et la sous-traitance. Compte tenu de la nature des sols cultivés en Haïti, des gains de productivité devraient être réalisés en agriculture, pour permettre une amélioration du niveau de vie des travailleurs agricoles. Ces gains passent forcément par un allègement du nombre de travailleurs dans ce secteur. Quels secteurs vont absorber ce surplus d'ouvriers que l'agriculture n'aurait plus besoin? Le secteur touristique représente l'un des filons d'avenir pour Haïti, mais ce secteur a besoin d' investissements importants que le capitalisme national rechigne à engager. Quant à la sous-traitance, ce secteur présente un cas unique dans le monde: le salaire minimum payé dans la sous-traitance, ne suffit presque pas à couvrir les frais de transport et de nourriture des ouvriers. C'est là un paradoxe de l'environnement économique d'Haïti. L'autre paradoxe c'est l'absence de marchés pour les produits nationaux, à l'intérieur même d'Haïti. A cause de l'assistance externe, les produits nationaux sont en compétition directe avec un produit étranger introduit dans le pays sous forme de dons, et même sans elle, la production locale est délaissée pour tout produit étranger venu de l'extérieur.

Tel est le panorama économique d'Haïti. Est-ce qu'on peut être optimiste? Oui, pour la première fois dans l'histoire nationale, les problèmes peuvent être perçus en terme d'intérêt national. Il est possible d'amorcer un démarrage économique à partir d'un marché national qui, SEUL, peut tenir compte, à la fois, des intérêts des producteurs nationaux, des travailleurs nationaux et des besoins de la population. Compte tenu de toutes ces données, la création d'un marché national pour le produit haïtien donne l'opportunité à des classes sociales aux intérêts contradictoires de se rencontrer en un point où leurs intérêts convergent.

What do you think of the IOCP ? Can Creole work together? Can we envisage a United Nations of Creole one day ? 

Tous les peuples créoles ont été façonnés par une même histoire faite d'inhumanités. Certains ont souffert davantage que d'autres. Mais tous portent à un degré ou à un autre les traces de la barbarie coloniale. Se revendiquer comme créoles, se parler, se remémorer un passé commun, sont des choses utiles pour nous libérer de nos cauchemars afin de revendiquer la gaîté, la fête, la couleur comme un mode de vie.

C'est une obligation pour les peuples créoles de travailler en commun. L'histoire a fait d'eux ce qu'ils sont. Ils ne l'ont pas choisi, mais ils peuvent modifier le cours de l'histoire à partir de leurs actions et de leurs utopies. En disant cela, je pense à deux choses: la place de l'Ewe dans le créole haïtien et dans le créole Seychellois, ensuite, le texte de Franswa St-Omer, qui prône le pan-créolisme dans la création des néologismes. Haïti est à des milliers de kilomètres des Seychelles et pourtant la ressemblance dans la structure des deux langues est si frappante que l'on croirait qu'elles sont deux variétés d'une même langue. Quant au pan- créolisme je l'interprète comme une invitation à construire l'avenir des langues, du moins sur le plan lexical, sur une base commune.

Toutes les utopies sont possibles, l'homme se définit dans l'action. On travaillera d'abord à mettre les institutions à notre portée en place. Une fois cette étape franchie, on se trouvera d'autres frontières à franchir.