Compte-rendu du symposium international sur le créole, Las Vegas, 16-20 mai 2005

“Le processus de créolisation était une préconfiguration de la globalisation. La culture créole a toujours été une culture globale ” - Pr Raphael Confiant.

Tandis que les 17 et 18 mai 2005 ont été consacrés à la revue du symposium des Seychelles de 1999 et à la création de l’IOCP, les jours suivants ont vu se succéder conférences et débats visant à montrer l’unicité de la culture créole dans le monde.

La première communication fut présentée par Raphaël Confiant, Maître de Conférences à l’Université des Antilles et de la Guyane, sur le développement de la culture créole et de la créolité dans la Caraïbe et dans d’autres régions du monde. Raphaël Confiant rappela tout d’abord que la Caraïbe à elle seule comprenait plus de huit millions de créolophones et qu’en incluant les créolophones des Etats-Unis, de l’Europe, de l’Australie, de l’Océan Indien, et du Pacifique, ce chiffre atteindrait facilement la douzaine de millions. Le mot créole vient du latin “creare” signifiant créer. La première mention de ce mot remonte à la période de la colonisation espagnole: le mot criollio en espagnol désigna tout d’abord les Blancs créoles, mais son sens fut modifié au fur et à mesure du métissage avec les Noirs. Cependant, le mot créole n’a jamais présenté de connotation raciste, ni d’anthropocentrisme car il était employé pour designer aussi bien les humains que les animaux ou les végétaux, comme par exemple la banane créole, le cochon créole ou encore la musique créole. Raphaël Confiant présenta ensuite un bref résumé de l’histoire de la colonisation de la Caraïbe et des Amériques jusqu’à la moitié du 18ème siècle sans occulter la double extermination des populations amérindiennes par les Espagnols et la repopulation qui s’ensuivit : « L’insécurité linguistique dans les colonies eut pour conséquence la naissance de la langue créole, parlée de la Louisiane à la Guyane française en passant par Sainte-Lucie. La langue créole n’est pas seulement née pendant la période de l’économie de plantation mais bien avant. Les Créoles eurent à communiquer et à nommer les objets du quotidien, les fruits, les légumes. » Il souligna également que sur le plan humain, les colons blancs eurent des relations avec les femmes noires à cause de  la quasi-absence de femmes européennes dans les colonies. Absence qui fut résolue en enlevant des prostituées et des orphelines  de certaines villes  et en les envoyant dans les colonies.

Raphaël Confiant a ensuite montré le développement de la culture créole et la montée du pouvoir chez les mulâtres à la Révolution française de 1789, ce qui leur permit de  rejeter la langue et la culture créoles. Après l’abolition de l’esclavage, les Noirs réagirent de la même façon, car ils pensaient que seule la langue française pourrait réellement les affranchir et leur permettre une quelconque ascension sociale. Néanmoins, les travailleurs sous contrat venus de l’Inde après l’abolition de l’esclavage, utilisèrent le créole comme moyen d’intégration, et la langue et la culture créole n’ont jamais cessé de s’épanouir.

 Puis en 1981 est né un mouvement de revalorisation du créole dont le slogan était “Nous sommes créoles, tout le monde est créole”. Ce mouvement devait permettre de réconcilier les populations avec la culture créole à travers le monde, et d’honorer cette culture.

Enfin, Raphaël Confiant a conclu en rappelant que la culture créole, ce melting-pot, ce métissage d’autres cultures, était présente partout, dans la Caraïbe aussi bien que dans l’Océan Indien. Comment alors, ne pas être fier d’un tel héritage?

Les  traditions orales dans le monde créole furent ensuite présentées par Carine Gendrey, originaire de la Guadeloupe, titulaire d’un DEA de Langue et Culture Régionale-Créole et enseignante certifiée de créole.

Carine Gendrey mit tout d’abord l’accent sur la richesse de la culture créole ayant été transmise de génération en génération et l’importance de la langue dans ce processus. La langue créole a toujours été la langue véhiculaire chez les esclaves et était également utilisée par les maîtres lorsqu’ils s’adressaient à eux. La langue créole était le seul bien laissé aux esclaves, et était le seul lieu d’expression de leurs souvenirs et de leurs traditions.

Les esclaves devaient vivre dans l’oubli total de leurs origines et de leur histoire. Dans ce contexte, le conteur, considéré comme un sage et le gardien des traditions, du savoir et de la mémoire, devait contribuer à la survie d’une histoire alternative, exprimée à travers les traditions orales, et ainsi transmettre la culture et les valeurs, et une autre forme d’instruction. Par exemple, l’utilisation de devinettes pour rythmer son texte était en fait une manière de faciliter la réception et la mémorisation du conte.

D’autre part, l’utilisation d’animaux comme personnages est d’une importance capitale et n’est pas le signe d’une quelconque naïveté des contes créoles. Carine Gendrey montra ainsi les similitudes de ces personnages tant par leurs noms que par leurs caractéristiques dans les différentes parties du monde créole: Compère Lapin pour la Louisiane et la Caraïbe, Compère Lièvre pour l’Océan Indien. Ou encore Ti Jean, le jeune garçon issu d’une famille pauvre connaissant toujours une fin heureuse, que l’on retrouve dans tous les pays créoles.

Un autre point commun de ces contes créoles à travers le monde est l’implication du narrateur et sa manière de terminer l’histoire “ils m’ont donné un coup de pied et j’ai atterri ici pour vous raconter cette histoire” ainsi que les règles précises que doit suivre le conteur en racontant ses histoires, comme par exemple la menace d’être transformée en bouteille si l’on contait le jour, menace que l’on retrouve à la fois dans les Mascareignes, en Louisiane et aux Antilles. En effet, conter le jour était en totale contradiction avec les coutumes où le conte était parole de nuit, moment durant lequel le conteur pouvait s’approprier librement l’espace afin d’éduquer et de divertir la communauté.

Enfin, toutes les formes de tradition orale sont le reflet de l’histoire vécue par les peuples créoles et des différents points de vue. Les proverbes par exemple, n’échappent pas à cette règle et montrent de manière assez brutale pour certains, la réalité des rapports humains dans nos sociétés.

Entre les différentes communications, les délégués eurent l’opportunité de débattre certains sujets touchant le monde créole comme la globalisation, le racisme et l’opposition existant encore dans certaines régions vis-à-vis de la langue et de la culture créoles.

Le racisme semble encore être un sujet sensible aux Etats-Unis et les délégués ont ainsi appris que les Créoles des Etats-Unis, en raison de leur métissage, se sont longtemps vus refuser une identité propre. La politique du “one drop”  (la goutte), du gouvernement des Etats-Unis oblige les citoyens à se classifier soit comme homme noir, soit comme homme blanc. Cette politique a réellement bouleversé les Créoles: certains ont dû “passer blanc” et se faire passer pour des Caucasiens.  D’autres ont dû se faire enregistrer comme afro-américains. Cela a également été le point de départ de leur migration: depuis la Louisiane vers d’autres états, vers la France ou la Belgique où certains avaient encore de la famille, vers le Mexique pour d’autres. Les Créoles qui n’ont pas quitté la Louisiane forment maintenant la communauté de Cane River. Contrairement aux idées reçues, la majorité des Créoles des Etats-Unis ne vivent pas en Louisiane et à la Nouvelle-Orléans; Il existe une importante communauté à Los Angeles, suivie de celles de Houston et de Chicago.  

Mr Gilbert Martin, activiste et historien originaire de la communauté créole de la Nouvelle-Orléans et vivant actuellement en Californie, a présenté une chronologie créole. Mr Martin est probablement l’unique personne encore vivante pouvant offrir une description vivante et empirique de la vie d’un créole à la Nouvelle-Orléans. Il a fait partager aux délégués son expérience de jeune garçon élevé à la Nouvelle-Orléans et son combat contre le gouvernement des Etats-Unis pour la reconnaissance de ce qu’il appelle « la culture créole française ». Il faut savoir qu’aux Etats-Unis, la plus grande communauté créole est issue des descendants de Français, d’Haïtiens, d’Africains et d’Amérindiens, cela depuis l’époque de la colonisation. Il y a aussi les Créoles hispaniques et les nouveaux immigrants haïtiens s’appelant eux-mêmes Créoles. Un  noir créole comme Gilbert Martin ne fait absolument pas partie de la communauté afro-américaine comme Colin Powell, Eddy Murphy, Denzel Washington, Halle Berry, Condoleezza Wright ou encore Oprah Winfrey, car leur histoire est totalement différente. Les Créoles français, noirs, blancs, de couleur viennent de Louisiane. Cane River est le berceau de la culture créole et jusqu’à ce jour, une communauté de Créoles y vit encore et le site est protégé par des lois sur la préservation du patrimoine.

La ville où Gilbert Martin a grandi, la Nouvelle-Orléans, était l’une des plus prospères des Etats-Unis. Les Créoles qui  vivaient étaient éduqués ; ils faisaient du commerce et contrôlaient virtuellement l’économie de l’état. Voici les propos de Gilbert Martin :

« La culture créole était développée en tant que système, les Créoles formaient une communauté avec ses propres règles. Les Créoles étaient attachés au catholicisme et au mariage. C’était une culture unique. Les esclaves créoles de la Nouvelle-Orléans étaient les plus éduqués et raffinés qui soient. Ils pouvaient acheter leur liberté ainsi que celle de leurs épouses. Il y avait un fort sentiment d’appartenance et une sorte d’intimité qui leur permettaient de prospérer. Bien avant l’arrivée des Haïtiens, il y avait déjà des Créoles en Louisiane. Aussi bien les Noirs que les gens de couleur étaient prospères et c’était une exception par rapport à l’autre population noire. »

Gilbert Martin fait référence à l’ouvrage de Grace King New-Orleans (p.342) qui décrit les Créoles comme une nation, une civilisation.

La seconde partie de l’exposé de Gilbert Martin consistait en l’étude du contenu du Traité d’acquisition de la Louisiane, ses implications sur le plan légal, et la manière dont les Etats-Unis ont enfreint les lois du traité: “le Traité d’acquisition de la Louisiane a été enfreint par les Etats-Unis et les Créoles pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Par exemple, à titre d’expérience, j’ai intenté un procès au gouvernement pour obtenir 5 billions de dollars. Le gouvernement m’a répondu qu’un individu ne pouvait attaquer un gouvernement en justice. J’ai ensuite écrit au Procureur Général en présentant l’argument du non-respect du Traité. Je n’ai obtenu aucune réponse et j’ai donc continué à agir à ma guise. Ma démarche suivante fut d’organiser une loterie en sachant parfaitement que j’étais en infraction”.

Au vu d’une telle situation, l’ultime question demeure: Les Créoles français forment-ils une nation indépendante?

George de Lamare-Lamvohee, du Centre d’Héritage Culturel d’Australie a brièvement présenté la diaspora des Créoles d’Australie. C’est une communauté énergique cherchant à maintenir sa culture créole bien que vivant dans un pays occidental et dominé par le modèle anglo-saxon. Les enfants des Créoles ont des liens très forts avec la communauté et participent librement à toutes les manifestations créoles comme La Faya, les bals, les kermesses ou les matchs de football. La communauté créole d’Australie vient majoritairement de l’Ile Maurice, des Seychelles et de Rodrigues et ses membres partagent d’étroits liens à travers leur culture, leur cuisine, leur musique et leurs danses.

George de Lamare a présenté deux exposés: le premier sur la cuisine créole, le second sur l’évolution de la musique créole dans l’océan Indien du temps de l’esclavage à nos jours.

La naissance et l’évolution de la cuisine créole

La cuisine créole est née dans un contexte de survie: les esclaves devaient utiliser les produits de la nature comme les feuilles, appelées brèdes, pour se nourrir. Le poisson et le poulpe qui étaient abondants dans les îles étaient mangés frais, mais ils devaient également trouver des méthodes de conservation, en les faisant sécher et en les salant. Ce sont des mets rares de nos jours. Il n’y avait pas de riz, alors les patates douces, le manioc et le maïs étaient utilises comme plats mais également pour faire des gâteaux. Les cochons et les poulets étaient élevés pour compléter les repas et il s’avère que l’on utilisait le porc au maximum pour faire du boudin, des saucisses, du lard, du gratton, etc.… On retrouve les mêmes phénomènes dans la Caraïbe et en Louisiane. Au fur et à mesure, les Créoles sont devenus de plus en plus créatifs et ont inventé de nouvelles méthodes de cuisine. Les haricots y occupent également une place importante.

L’arrivée des travailleurs sous contrat de l’Inde ajouta une touché plus épicée à la cuisine créole. Tant et si bien que le cari ou colombo est aujourd’hui un plat créole. La cuisine moderne est également caractérisée une diversité et une créativité issues du métissage des trios continents: Europe, Afrique et Asie. Un chaudron plein d’arômes et une véritable expérience culinaire.

Il est important de mentionner que M. Nolan Melonson, créole originaire de Houston, est l’auteur d’un livre de cuisine créole internationale en cours de publication. 

Les doubles origines de la musique et de la danse de l’océan Indien: une influence à la fois européenne et africaine.

La musique, le chant et la danse ont toujours été au cœur de la culture des esclaves, les aidant à supporter leur fardeau, à garder l’esprit éveillé et à leur faire oublier leur lassitude. Qu’ils coupent la canne à sucre, du maïs et des haricots ou qu’ils portent leurs maîtres dans des palanquins, les esclaves écrivaient et composaient une chanson parlant de leur travail. Les chants de la plantation, dont le rythme  correspond à celui du travail et dont les paroles furent improvisées dans les champs, sont probablement la première forme de musique des îles. Ils sont aujourd’hui appelés le séga planté ou séga zariko. Jean-Pierre Laselve a établi un parallèle entre le séga zariko de Rodrigues et le Zydeco de Louisiane. Les deux musiques se jouaient au dehors,  pendant que les maîtres blancs donnaient leur bal au grand salon au rythme de la valse, de la mazurka et de la quadrille.

Les esclaves étaient arrivés enchaînés et n’avaient donc emmené aucun instrument. Ils devaient faire de la musique avec tout ce qui était susceptible d’émettre un son, morceaux de bois, bouteilles, cuillères, bambous secs, des noix de coco sèches remplies de grains.  Des choses qu’ils pourraient agiter ou frapper d’une barre métallique comme le triangle. Mais ils avaient besoin d’un tambour, qu’ils ont fabriqué avec une pièce de bois creux circulaire sur laquelle a été tendue une peau de cabri.  Une fois que tous les éléments pour les réjouissances autour d’un feu furent réunis, ils appelèrent leur musique séga. Alors que les chansons de la plantation étaient lentes et mélancolique, le séga était vibrant, expressif et quelquefois érotique.

Cette forme traditionnelle de séga a maintenant évolué en intégrant des instruments électriques comme la guitare, puis le clavier et d’autres instruments modernes comme la trompette et les saxophone . Dans le même temps, le séga fit son entrée dans le salon de la bourgeoisie d’où il fut longtemps exclu car considéré comme la musique des classes inférieures. Avec l’influence de la musique moderne, le séga s’est également mélangé au reggae pour former le seggae, et au rap pour donner le ragga tout comme dans les îles de la Caraïbe. La musique se transforme donc, sans pour autant perdre sa base d’origine.

Alors qu’à l’île Maurice, le violon et l’accordéon ont disparu à la mort d’Alphonse Ravaton, ils sont encore présents à la Réunion, à Rodrigues et aux Seychelles. Ces instruments portent le legs européen, en grande partie français, les paysans qui étaient venus dans les îles, se sont mélangés et ont apporté leurs danses aux esclaves. A Rodrigues, l’accordéon est très populaire et ces danses sont appelées danses traditionnelles ou dansé Kordéon, tandis qu’aux Seychelles, le violon est le principal instrument des contredanses ou du Kamtole. Tout comme le nom mazurka devenu makoz, s’il ne faut citer que cet exemple parmi d’autres, les pas et le rythme ont tout simplement adopté la cadence créole.

George Lamvohee fit ensuite écouter à l’assistance différents types de musique, du rythme traditionnel au moderne comme le séga, le seggae ou le raga, ou l’accordéon de Rodrigues et le kamtole des Seychelles.

Le Docteur Jocelyn Gregoire, prêtre et enseignant à l’Université de Pittsburgh aux Etats-Unis, a exposé la manière dont il avait pu révolutionner l’enseignement des Evangiles à  l’île Maurice, en utilisant le créole, langue du pays, et le séga pour toucher le cœur et l’âme des Catholiques. La Bible, a expliqué le Dr Grégoire, a été introduite dans les îles du temps des colonies comme méthode de colonisation, par des missionnaires utilisant une langue étrangère, en particulier le français. Ce qui n’a jamais été approprié, considérant la réalité quotidienne et le contexte social. L’Eglise n’a jamais évolué rapidement, même de notre période contemporaine, se montrant plus réticente que progressiste. L’universalité de la chrétienté et du catholicisme implique que la réalité quotidienne devrait être prise en compte. Le Docteur Grégoire a ensuite fait écouter certains de ses chants, causant un tel impact que l’assistance entière a acheté un CD et a demandé qu’une messe soit dite le lendemain. 

Le Symposium de Las Vegas s’est terminé par la prise de résolutions telles que, les Créoles du monde entier doivent continuer à se battre pour defendre leur langue et leur culture et qu’ils doivent s’unir afin d’être plus nombreux et plus forts et que davantage de rencontres internationales doivent se tenir aux Etats-Unis. Un Prix du Centre d’Héritage Culturel d’Australie fut remis à M. Gilbert Martin par George Lamvohee pour son combat incessant et sa contribution à la reconnaissance de la culture créole aux Etats-Unis.

Le prochain rendez-vous est fixé à Melbourne en Novembre 2006.

George LAMVOHEE, Centre d’Héritage Culturel de Melbourne, Secrétaire Général de l’Organisation Internationale des Peuples Créoles.

Traduction de l’anglais par Carine GENDREY