ITV Richard Philcox

Interview réalisée par Marjory Adenet-Louvet
Août 2007

Maryse Condé
Maryse Condé

A travers quelques questions, il s’agit de cerner l’expérience et le vécu d’un traducteur. La traduction est un acte intime, quasi charnel. Ne s’agit-il pas de se glisser dans la peau, dans la langue, dans l’imaginaire d’un autre? En effet, comme Flaubert, le traducteur ne pourrait-il pas s’écrier à son tour, «l’auteur c’est moi?»

Pour Richard Philcox, mari et traducteur de Maryse Condé, la traduction est l’aventure de toute une vie. Par ailleurs, il est l’un des témoins privilégiés de la réception des œuvres de Maryse Condé aux USA. La réception d’une œuvre à l’étranger étant le prolongement de la relation de translation.

Présentation, questions introductives :

Marjory Adenet-Louvet: Quelle a été votre première traduction de Maryse Condé? Comment avez-vous découvert son œuvre et quelles ont été vos premières impressions de lecture?

Richard Philcox: J’ai commencé à traduire Maryse Condé au début des années 70 après la publication de son premier roman «Heremakhonon». J’étais traducteur technique chez Kodak-Pathé à Paris, mais déjà nos voyages aux USA présageaient d’autres horizons et des traductions en langue anglaise. Nous nous sommes rencontrés bien avant la carrière d’écrivain de Maryse, donc ma traduction de son roman «Heremakhonon» était plutôt un labeur d’amour. J’ai rencontré la femme bien avant d’avoir rencontré l’écrivain. Etant de langue anglaise, il était normal que je souhaite que son œuvre atteigne un public anglophone.

Maryse Condé semble être l’un de vos auteurs d’élection. En tant que traducteur, comment choisit-on de privilégier l’œuvre d’un auteur?

Je n’ai pas choisi Maryse Condé. Le duo écrivain/traducteur paraissait une conséquence logique de nos relations humaines. Si j’ai décidé de me spécialiser dans la littérature des Antilles Francophones, c’est à la suite de ma vie Guadeloupe, de mon expérience dans cette partie du monde. Je crois que pour se faire un nom de traducteur spécialisé il faut s’en tenir à un auteur de renom et à une région précise.

Réception de l’œuvre de Maryse Condé aux Etats-Unis :

Aux Etats-Unis, quels éditeurs publient Maryse Condé? Et dans ces maisons d’édition, au sein de quelles collections ces traditions s’insèrent-elles?

Puisque la rentabilité d’un livre est la préoccupation numéro un des éditeurs américains, il y a très peu de fidélité envers un auteur, à moins qu’on s’appelle Salman Rushdie, A.K. Rowling, Stephen King, Dan Brown ect. Nous avons commencé avec Three Continent Press («Heremakhonon»), Viking («Ségou»), ensuite University of Virginia Press et Ballantine Books («Moi Tituba sorcière» et «La vie scélérate»), …, Soho Press («Desirada», «La migration des cœurs», et «Le cœur à rire et à pleurer»). Nous sommes pour le moment avec Atria Books, Simon and Schuster, qui semble plus fidèle. Après avoir publié «Célanire cou-coupé» et «Histoire de la femme cannibale», il s’apprête à traduire «Victoire, les saveurs et les mots» l’année prochaine. Tous les livres de Maryse Condé sont disponibles, ce qui montre un certain intérêt par le public américain.

Quel a été l’accueil des éditeurs américains vis-à-vis de cette œuvre et plus largement de cet univers créole?

L’univers créole qu’offrent les livres de Maryse ne correspond pas toujours à l’idée reçue, au stéréotype de la Caraïbe. Il pose plutôt de problématiques que l’éditeur aurait souhaité éviter. Mais puisque l’oeuvre de Maryse est de plus en plus étudiée dans les écoles et les universités américaines, la question du nombre d’exemplaires vendus prime sur un univers qui dérange.

Quel est le profil du lectorat américain de Maryse Condé? De quelle audience son œuvre bénéficie-t-elle au-delà des cercles universitaires?

RP : Tous les éditeurs américains qui publient l’œuvre de Maryse Condé visent le public noir américain ou caribéen. Aux Etats-Unis, il est très difficile de franchir cette ligne de couleur. Automatiquement un auteur est placé dans un certain milieu, j’ose même dire dans un certain ghetto. En tant qu’écrivain de langue française Maryse a pu franchir les barrières de langue et de cultures. Elle est en somme connue de la Jamaïque au Japon. Mais aux USA, le public reste noir et principalement féminin.

Maryse Condé intègre des personnages afro-américains à ses fictions, particulièrement dans «Les derniers rois mage» et «Désirada». Quel regard les auteurs afro-américains portent-ils sur son travail littéraire?

Nous avons d’abord pensé qu’il y aurait une réaction violente de la part des Africains-Américains car leur portrait dans les livres de Maryse n’est pas toujours flatteur. Au contraire. Mais ceci ne s’est pas produit. Je crois que le public noir américain est adulte. Il comprend parfaitement ces personnages complexes et accepte la vérité, la sincérité qui apparaît dans leur description. Je dirai même qu’ils sont tellement contents de se voir ou d’être visibles que se soit dans les films ou dans les livres qu’ils sont prêts à accepter leurs défauts.

Du traducteur :

Du musicien qui donne son interprétation d’une partition, du médiateur culturel, passerelle entre les peuples, ou du lecteur exégète, attentif aux tours et détours de l’écriture d’un auteur, à tous les sens d’une œuvre, de quelle posture vous sentez-vous le plus proche en tant que traducteur?

Tout ce que vous dites correspond à ma sensibilité de traducteur. Pour moi écouter la voix de l’auteur et la musique de ses paroles est très important. Donc je suis dans une position privilégiée. Traduire d’une culture à une autre est une responsabilité énorme et ajoute certainement à l’angoisse du traducteur face au texte étranger.

Traduire Maryse Condé :

Dans l’œuvre de Maryse Condé, les thèmes, les univers, les tons narratifs sont très variés, comment trouvez-vous le souffle juste à chaque traduction?

Dans l’article intitulé, «Traduire Maryse Condé», vous rappeler votre présence aux prémisses de la création de chaque œuvre. Comment cela influence-t-il votre travail de traduction?

Le fait d’être à côté de Maryse dans tous ces lieux qui l’ont inspirée m’aide énormément à trouver le «souffle juste» comme vous dites. Traduire, c’est comprendre, et comprendre la culture antillaise, américaine, française, anglaise, africaine, ect, grâce à nos voyage est essentiel. J’ai appris les vertus de l’empathie, j’ai changé de couleur, j’ai changé de sexe, traversé les frontières et les cultures. La philosophe Gayatri Spivak dit dans «The Politics of Translation» que la traduction est l’acte le plus intime… Elle se donne au texte quand elle traduit. Se donner à la traduction est plus érotique qu’éthique. En tant que mari et femme, l’acte de traduire est profondément érotique, car on prend, on trahi, on demeure fidèle, on devient infidèle.

Y a-t-il de l’intraduisible dans les textes de Maryse Condé?

Tout est traduisible et pourtant rien n’est traduisible. Tout dans un texte résiste à la traduction (vocabulaire, syntaxe, culture). On veut re-créer l’original tout en sachant que c’est impossible. Paul Ricoeur parle du traduisible et intraduisible en termes de fidélité et infidélité. La culture antillaise est une culture de résistance. Elle résiste à la langue française, elle résiste à la colonisation française. Les textes de Maryse Condé font de même.

Le traducteur, par sa fréquentation intime du texte est sans doute le meilleur connaisseur du style, de l’écriture de l’auteur. Selon vous, l’écriture de Maryse Condé s’est-elle modifiée au fur et à mesure de séjour américain?

Je pense que ce n’est pas tellement le style qui a changé mais plutôt les thèmes et le choix des sujets. La vie aux USA où tant de cultures se rencontrent où tant d’individualités vivent ensemble et échangent leurs particularités, lui a donné une vision plus large du monde, bien que la Guadeloupe ne soit pas à l’écart de la globalisation qui affecte tous les lieux de notre planète.

En 2005, vous avez traduit «Les damnés de la terre» de Franz Fanon, quelles éventuelles différences faites-vous entre la traduction d’un essai et celle d’une œuvre d’imagination?

J’ai fait une nouvelle traduction des «Damnés de la terre» en raison des erreurs graves dans la première version. Mais aussi parce que j’ai senti le besoin de relever le défi de m’attaquer à un autre type de texte, un texte qui théorise les thèmes de colonisation, d’aliénation et de complexe de couleur que j’ai trouvé dans les romans antillais. J’ai trouvé dans Fanon une explication à la complexité de la culture antillaise. En tant que psychiatre, il a pu analyser avec justesse tous ces éléments. Je ne fais pas beaucoup de différence entre la traduction d’un essai et celle d’une œuvre d’imagination. L’art de la traduction ne distingue pas entre la théorie et l’imagination. Dans les deux cas, il faut un mélange savant entre l’imagination et du traducteur et la théorie de la traduction.

Traduire un texte, c’est traduire un auteur, et une des grandes difficultés pour un traducteur est de rendre la voix de l’auteur dans sa traduction. J’espère que Maryse Condé ne sonne pas comme Frantz Fanon en anglais.

En comparant les titres en anglais et ceux en français, vous semblez donner une piste de lecture à vos lecteurs anglophones dès l’abord du titre. Ainsi, «Les derniers rois mage» devient «The Last of the Africain Kings».

Il est très difficile de traduire un titre mot à mot. C’est comme la publicité, il faut adopter un texte à un contexte culturel bien spécifique. Traduire «Les derniers rois mages» par «the last of the Magi» n’est pas seulement très lourd en anglais mais risquerait de donner une connotation biblique à l’ouvrage. J’ai traduit «La migration des cœurs» comme «Windward Heights» car je voulais rappeler au lecteur de langue anglaise le livre d’Emily Bronte qui a inspiré Maryse: «Wuthering Heights» (Les Hauts de Hurlevent). «Windward» qui se réfère aux îles au vent fait écho à «Wuthering», battu par le vent en dialecte Yorkshire. Avec «Célarine cou-coupé» je suis allé beaucoup plus loin et j’ai cédé à la tentation d’un titre commercial: «Who slashed Celarine’throat?» car le clin d’œil à Césaire et à Apollinaire serait perdu en anglais. Bien sûr, il y a beaucoup de discussion au sujet du titre car il est très important pour la vente du livre. Par exemple, notre éditeur américain voulait changé l’adjectif «cannibale» dans «Histoire de la femme cannibale», jugé offensif pour le public. Nous avons bien sûr résisté.

Certains linguiste et traductions énoncent le principe d’une double traduction concernant les œuvres d’auteurs issus de sociétés «post-coloniales». La première effectuée par l’auteur lui-même, de son univers linguistique vernaculaire à l’univers linguistique dominant, la deuxième effectuée par le traducteur. On sait que Maryse Condé s’est toujours démarquée des choix linguistiques opérés par les auteurs de la créolité. Qu’est-ce qui rattache la langue de M. Condé à l’univers linguistique créole?

Toute œuvre littéraire est une traduction. L’écrivain traduit avec des mots le monde qu’il voit autour de lui, les sensations qu’il éprouve, les sentiments esthétiques qui le traversent. Dans le cas des écrivains créoles, cela n’est guère différent. Ils traduisent cet univers avec un vocabulaire qu’irrigue à la fois le français et le créole ou si l’on veut, la langue de la colonisation et la langue maternelle. L’univers linguistique créole n’est pas monolithique. Il est façonné par chacun en fonction de son histoire personnelle et de sa sensibilité. Maryse Condé ne refuse pas l’intégration du créole. Elle refuse simple que les formes de cette intégration lui soient dictées par d’autres.

Quels enjeux à la traduction de l’œuvre de Maryse Condé aux Etats-Unis? La traduction, lorsqu’elle est vue comme transfert culturel implique des rapports de force entre deux univers, entre deux langues. Quels sont donc les enjeux d’une translation de l’univers créole de Maryse Condé vers l’univers anglo-américain?

La colonie est la traduction de la métropole qui se l’est appropriée et essaie d’éliminer sa culture originale, dans notre cas, l’univers créole. Voilà deux univers qui se confrontent. Dans le rapport de force qui se crée, la métropole tente d’être le facteur dominant. La littérature antillaise a longtemps été dans une situation de dépendance vis-à-vis de la littérature française. Dans leur version traduite aux USA, les romans antillais, qui ont peut-être été célébrés en France, se trouvent citoyens de seconde zone. Le rapport de force entre la langue anglaise et la langue française est à l’avantage de la première et les traductions entrent dans un monde parallèle. C’est au traducteur d’essayer de les faire accéder au canon anglo-saxon. Pourtant, malgré leur statut, elles arrivent avec un certain pouvoir, car elles parlent d’une culture qui ne correspond pas à l’imaginaire du lecteur américain. Elles dérangent. Maryse a toujours su impliquer la société américaine dans ses livres (de «Moi Tituba» à «Histoire de la femme cannibale») et c’est par ce biais que le lecteur arrive dans son monde créole.

 

Maryse Condé Richard Philcox
Maryse Condé
Richard Philcox