La créolisation du monde

Présentation du domaine

Mylène Priam Dans la même rubrique...

A la fin des années 1980, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, ont proposé dans un manifeste Eloge de la créolité le concept de créolité et affirmé l’existence d’une relation entre l’identité antillaise et une esthétique propre. L’œuvre romanesque et théâtrale de Patrick Chamoiseau et de Raphaël Confiant (antérieure pour certains ouvrages) a tenté de mettre en œuvre, vérifier, préciser les contours de cette affirmation. Forts d’un succès et d’une notoriété sur la scène littéraire française, les auteurs du manifeste ont popularisé une définition de l’être créole, qui, syntaxiquement construite sur le mode négatif, autorise la construction de schémas relationnels illimités tout en refusant - par toujours avec bonheur - les synthèses faciles : Ni Européens, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 13). Ce qui se veut expression d’une attitude intérieure (13), est loin de représenter pour les inventeurs de la créolité l’avènement d’un concept uniquement intellectuel. Etre créole signifierait, d’une part, prendre conscience de son Moi antillais - une sorte d’enveloppe mentale au mitan de laquelle se bâtira notre monde en pleine conscience du monde (13) - tel qu’il existe dans le monde et au monde, et, d’ autre part, parvenir à la connaissance et à la compréhension de ce moi (13). Ils disent ainsi ne pas s’adresser Aux seuls écrivains, mais à tout concepteur de son espace (13).

Le concept de créolité ainsi que la notion de littérature créole ont gagné en popularité dans les milieux intellectuels et universitaires ; cependant l’idée d’un contexte théorique qui chercherait à rassembler toutes les identités de la Caraïbe sous la tutelle d’un concept unique est toujours très contestée par les critiques et, notamment, par les théoriciens de la postcolonialité. Bernabé, Chamoiseau et Confiant précisent néanmoins que la créolité - terme dont ils ne sont pas les inventeurs (McCusker 731) - serait l’autre degré d’authenticité qui restait à nommer (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 18), et que la Négritude césairienne - dont ils se déclarent partiellement redevables - était inapte à combler un manque fondamental : celui d’une esthétique antillaise propre.

Dans Eloge de la créolité, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant définissent - bien qu’ils se défendent de proposer une réelle définition - la créolité comme l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l’Histoire a réunis sur le même sol (26). Si la personnalité [de ces auteurs] porte [. . .] les stigmates de cet univers et les témoignages de sa négation, il semble que l’on peut en dire autant de leur discours. Ils disent bien leur construction du Moi dans l’acceptation et le refus [. . .] avec les ambiguïtés les plus complexes (26) sous une formule certes commode, mais qui a le mérite de justifier une partie au moins des contradictions, paradoxes et ambivalences que le concept a fait naître. Cette complexité faite d’échos, de répétitions et d’entrelacs, doit servir dans [leur] expression réalisée à bâtir l’Etre harmonieux du monde dans la diversité (52).

La Créolité, c’est ‘le monde diffracté mais recomposé’ (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 27). Elle se compose d’une unité fixe, l’Antillanité, ancrée dans une réalité géographique/géopolitique insulaire et continentale, quelles qu’[y] soient [les] différences culturelles (33), et aussi anthropologique, et d’une unité en perpétuelle mouvance, illimitée et interminable : la créolisation. Fixité et mouvance forment ce qu’ils appellent la totalité laquelle devient synonyme de créolité (27). Bien que Bernabé, Chamoiseau et Confiant se refusent à donner une définition du concept, ils n’en ont pas moins apporté quelques éclairages. La créolité serait un questionnement permanent qui se vit et par conséquent se conçoit dans le mouvement, et pourquoi pas, dans celui de la création artistique. Par cette vision, ils chercheraient à préserver l’Antillais de l’hermétisme et de l’absolutisme de perceptions que génèrent les dangers de catégorisation affectant tout concept.

En tant que concept identitaire, la créolité implique [un] double processus : celui d’une adaptation entre différentes civilisations et historicités, et celui d’une confrontation [d’ordre culturel et anthropologique] au sein d’un même espace (31). Cette seconde composante n’est autre que la créolisation, élément de mouvance sans lequel la créolité ne saurait être : c’est à travers elle qu’elle opère et se réalise. Les fondateurs de la créolité voient en leur mouvement un prolongement primordial du concept de créolisation. C’est en effet auprès de la Relation glissantienne qu’ils ont cherché le mode de réalisation le plus adapté à ce nouvel apport. Selon Edouard Glissant, la Relation ne peut commencer qu’avec le renoncement par un peuple à toute croyance en l’absolue pureté des origines et l’acceptation de s’ouvrir aux ressources illimitées du contact entre peuples et cultures. Tout comme le lieu peut s’ouvrir infiniment, la créolisation ouvre des territoires infinis de relations possibles entre les identités qui peuplent son horizon. Toutes les transformations y sont possibles.

Dans la filiation de la créolisation glissantienne, d’autres courants ont vu le jour (Eriksen 1), dont le mouvement de la créolisation culturelle dans le domaine de l’anthropologie, ouvert par Ulf Hannerz au cours des annees 90. Selon Thomas Hylland Eriksen, le concept désigne l’entremêlement et le mélange de deux ou plusieurs traditions ou cultures qui se distinguaient par le passé (1) [ma traduction]. A l’instar de la créolité, la créolisation glissantienne n’a pas eu que des partisans. Eriksen rappelle qu’une partie de ses détracteurs a notamment condamné le parti pris culturellement essentialiste du concept (1) [ma traduction], et qu’une autre lui reprochait la charge trop idéaliste de visées utopiques. Cette charge trahirait l’inaptitude à proposer des solutions pratiques aux problèmes concrets rencontrés par les populations des Antilles, elle projetterait une vision du monde et des sociétés perdue dans les méandres d’une idéologie inapte à se saisir du réel.

En réalité, le message que Glissant lançait dans la créolisation était double ; celui de la nécessaire acceptation par les sociétés contemporaines de l’idée de diversité, et celui de la reconnaissance d’une impossibilité fondamentale : interrompre la marche inéluctable et universelle entamée par la créolisation :

J’appelle créolisation, des contacts de cultures en un lieu donné du monde et qui ne produisent pas un simple métissage, mais une résultante imprévisible. Cela est très lié avec la notion de ce que j’appelle le chaos-monde. Un chaos-monde, caractérisé non pas par le désordre mais par l’imprévisible. On peut prévoir le métissage, pas la créolisation. On prend trois petits pois gris, trois petits pois verts, on les greffe et on sait comment sera la deuxième, la troisième génération. La créolisation qui constitue un processus impossible à arrêter n’a pas de morale. La créolisation ne permet pas de saisir mais plutôt de tenter d’appréhender ce qui se passe dans le monde. Essayer de pénétrer et de deviner la créolisation du monde, c’est commencer à lutter contre la standardisation généralisée qui atteint l’économie, le social, la culture...[] (Glissant ; « Nous sommes tous créoles », Entretien octroyé à Thierry Clermont et Odette Casamayor 1).

La dynamique de la créolisation est ontologique aussi bien qu’anthropologique, sociohistorique que culturelle, elle propose de suivre le sens de l’impulsion et du cheminement du monde. Elle rappelle aux peuples l’importance d’une prise de conscience généralisée de la trajectoire inéluctable du monde tandis qu’elle s’engage en faveur d’une vie planétaire où l’homogène n’a pas sa place. La créolisation du monde crie les dangers d’une conscience sociétale qui idolâtrerait l’homogène, et rappelle que cette vision obsolète n’est pas viable alors que la trajectoire de l’humanité ne cesse de prouver l’inévitable ocurrence de la Relation. Cette Relation annonce la fin de toutes les limitations, celles de la pensée y compris, elle rend compte du métissage, des déplacements des hommes, des transplantations, dans un mouvement perpétuel qui engendre des changements universels infinis :

Nous assistons à l’heure actuelle à l’« archipélisation » des Caraïbes, qui est exemplaire et qui va dans le sens de la créolisation. Mais le monde entier se créolise aujourd’hui (Glissant 3-4 ; « la Créolisation culturelle du monde : Entretien avec Edouard Glissant », Tirthankar Chanda).

Telle est, selon Glissant, la direction que suit le monde ; le terme de créolisation - au départ réservé au domaine linguistique - peut donc être utilisé pour qualifier la dynamique des systèmes culturels à l’œuvre dans les sociétés antillaises (Hazaël-Massieux, de Robillard 15). Pour Glissant, si l’on peut concevoir le bassin caribbéen comme berceau de la créolisation, on doit alors nécessairement intégrer les multiples confrontations engendrées en ce lieu par l’histoire, apprécier leur impact sur le passé et l’espace, certes, mais désigner un aller au-delà et un ailleurs qui représenteront des instruments de développement et de rayonnement identitaire valables pour les populations caribéennes, et applicables à d’autres sociétés.

Le GEREC a noté que nombre de spécialistes des sociétés créoles ont à l’occasion souligné la valeur d’‘avant-garde’ de ces sociétés face au devenir des sociétés contemporaines, et à ce qu’il est convenu d’appeler la ‘post-modernité’, reprenant en particulier, soulignent-t-ils, les intuitions d’Edouard Glissant qui conçoit la créolisation comme une préfiguration du Tout-Monde (Jean Bernabé, Jean-Luc Bonniol, Raphaël Confiant, Gerry L’Etang 13). Cette représentation dénote un rapport d’équilibre entre une exploration de plus en plus ‘concentrée’ des profondeurs du monde [ ] et une explosion populaire [ ], tendant à signifier la multiplicité des cultures (Abou 24) et à révéler des catégories sans cesses renouvellées de concevoir et dire l’être.

Par suite d’un passé de colonisation, les populations des Caraïbes se sont vues offrir au 20ème siècle des propositions identitaires disparates parmi lesquelles la participation à une confédération des pays de la Caraïbe, des alternatives continentales européenne, américaine ou africaine, l’ont disputé - et le disputent encore - à la tentation nationaliste. De partout dans cette région du monde, indépendemment du territoire et de la langue, des intellectuels, penseurs et artistes caribbéens ont alors cherché à construire des modes identitaires indépendants qui à la fois reconnaîtraient la valeur d’une pensée moderne autonome, et révéleraient la volonté d’entrer dans la postmodernité. On pense ici à la créolité des martiniquais Bernabé, Chamoiseau et Confiant, au réalisme merveilleux du Cubain Alejo Carpentier, ou encore au chaos d’Antonio Benitez-Rojo, et bien sûr à la créolisation d’Edouard Glissant. Le point commun de ces concepts se situe dans un profond attachement à la postmodernité, une postmodernité ancrée dans une représentation de soi qui refuse de se recroqueviller sur un passéisme. Le passé est un élément intégral de ces constructions identitaires, à condition de le concevoir comme instrument de construction positif du présent, de réinvention d’un être qui embrasse l’universel tout en préservant ses particularités, qui exprime son refus de l’essentialisme et lutte contre les risques de déperdition identitaire.

Dans une perspective semblable, la créolisation rejette toute pensée systématique dans la représentation de notre temps, elle inaugure au plan théorique un principe d’ouverture et d’expansion sans jamais perdre de vue un profond attachement à l’humain. S’il ne propose pas des outils pratiques de résolution pour les égarements et dissensions qui agitent le monde, le concept conserve toujours l’objectif de crier l’inéluctable de la Relation, et voit dans l’idée de changement un prélude à toute évolution, une garantie pour la préservation de nos sociétés d’un danger : s’égarer dans le discours obsessionnel de la permanence des identités et dans des choix politiques et culturels qui paralysent.

La créolisation du monde, ses facettes, son impact sur les sociétés et l’histoire, les transformations culturelles qu’elle engendre, sont parmi les orientations de ce Domaine. Aucune limite n’est imposée à la notion de créolisation du monde. C’est avant tout de langage, et donc d’expression de cette dynamique qu’il est question, dans la compréhension la plus large de son déploiement, dans une appréciation illimitée de ses diemsions et des trajectoires qu’elle peut emprunter. S’il est d’abord question de la Caraïbe dans son ensemble, la réflexion s’étend nécessairement au-delà.

Sur le thème de la créolisation du monde sont diffusés dans ce Domaine travaux de recherche, essais, œuvres créatrices, débats, où se manifeste une approche tranversale, transculturelle, pluritiethnique, plurilingue, à propos des rencontres de cultures, de sociétés, à propos de l’expression de leur réalité, de leurs rapprochements et différences, à propos de leur rapport au monde et leur connaissance du monde, à propos des innombrables configurations et des incommensurables mutations qu’engendrent les contact entre cultures : symbiose ou affirmation des différences, équilibre ou disymétrie, harmonie ou opposition, etc

Artistes, poètes, écrivains de tous horizons, critiques, essayistes, doctorants, post-doctorants de tous les domaines, sont invités à faire parvenir articles, essais critiques, œuvres creatrices qui témoignent de cet engagement théorique, de ce regard sur nos sociétés, et partagent ainsi la conception d’un monde désormais en état de créolisation.

Bibliographie

-  Abou Antoine, E. Glissant, Paris, Editions caribéennes, 1983.

-  Bernabé, Jean, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Eloge de la créolité. Paris, Gallimard, 1993.

-  Bernabé, et al (Jean-Luc Bonniol, Raphaël Confiant, Gerry L’Etang), eds. Au Visiteur lumineux : Des Iles créoles aux sociétés plurielles : Mélanges offerts à Jean Benoist, Petit-Bourg, Guadeloupe, Ibis Rouge Editions, 2000, Préface, 11-16.

-  Chamoiseau, Patrick, et Raphaël Confiant, Lettres créoles : Tracées antillaises et continentales de la littérature, Paris, Gallimard, 1999.

-  Chanda, Tirthankar, « La Créolisation culturelle du monde : Entretien avec Edouard Glissant ». Label France, 38 (2000). 15 mars 2005. http://www.diplomatie.gouv.fr/label_france/FRANCE/DOSSIER/200 0/15creolisation.html. 1-5

-  Clermont Thierry et Odette Casamayor, « Edouard Glissant : Nous sommes tous des créoles ». La Création (1998), 15 mars 2005. http://www.regards.fr/archives/1998/199801/199801cre06.html. 1- 5.

-  Eriksen, Thomas Hylland. « Tu Dimunn pu vini kreol : The Mauritian creole and the concept of creolization ». 15 mars 2005. http://www.regards.fr/archives/1998/199801cre06.html. 1-13.

-  Hazaël-Massieux, Marie-Christine, et Didier de Robillard, eds., Contacts de langues, contacts de cultures, créolisation : Mélanges offerts à Robert Chaudenson à l’occasion de son soixantième anniversaire. Paris : L’Harmattan, 1997.

-  McCusker, Maeve, « De la Problématique du territoire à la problématique du lieu : Un Entretien avec Patrick Chamoiseau », The French Review, 73:4 (2000), 724-733.