ALAIN ROMAINE,
Prêtre et chercheur à Maurice

Le Créole est une île

Son dernier livre parle des descendants d’esclaves portant des noms difficiles à assumer. Au-delà du nom, Alain Romaine évoque le sort des créoles à Maurice. Cet ancien syndicaliste devenu prêtre évoque cette Eglise où il y a une dizaine d’années était nié le simple fait créole. L’homme est pétri de sa foi et il porte des certitudes propres à ceux qui se nourrissent du divin. Le créole, pour lui, est intimement lié à la géographie d’une île. C’est ce qui l’a construit pour devenir ce qu’il est.
 

Alain Romaine

Vous avez entrepris de nombreuses recherches sur les Créoles. Peut-on, avant d’aller plus loin, entendre votre définition précise du mot “créole”?

Je dirais le mot: création. Création de par la rencontre de différentes cultures, de différents humains. Création récente sur le plan de l’histoire. C’est-à-dire à partir du moment où l’on a découvert le Nouveau Monde. Tout le déplacement des populations vers les îles notamment. Il y a, à ce moment, la création d’une nouvelle culture, d’une nouvelle façon de voir.

On peut dès lors, utiliser le mot métis?

Bien sûr, c’est lié à cela. Et à l’intérieur, il y a une prédominance de ceux qui sont écrasés et ce sont eux qui créent. Quand je dis écrasé, je parle de l’esclavage. Car qui dit créole dit esclavage, historiquement. C’est cette population qui crée en interaction avec le maître.

Nous sommes au 21e siècle. Cette définition-là mérite d’être revue?

Oui bien sûr. Je parlais des origines. L’évolution des Créoles a été très dynamique en fonction des lieux où ils se trouvaient. C’est là que l’on retrouve les différences entre ceux de Maurice, de la Réunion ou de la Guadeloupe ou de Haïti, dues à chaque histoire particulière. Mais il y a un socle commun. On peut se comprendre, s’entendre. Quand je parle de création, je parle de cette création identitaire de chacun. Et le Créole a une identité multiple, traversée par différents courants. Elle n’est pas figée.

Ce qui la rend plus insaisissable?

Plus riche et plus difficile. Surtout pour trouver sa place auprès des identités disons, plus figées. Historiquement.

Venir de partout peut quelquefois amener à se sentir de nulle part. Vous partagez cette opinion?

Le créole vient de partout, c’est vrai, mais à un moment il prend une nouvelle naissance. Et son lieu de naissance, c’est l’île. C’est ce qui lie les Créoles du monde entier.

La communauté créole de la Louisiane, aux Etats Unis, n’en forme donc pas partie du fait de n’être pas née sur une île?

Il y a des passerelles linguistiques et d’autres affinités sociologiques. Mais sur le plan anthropologique, la question du lieu de naissance est capitale. Le contexte historique des îles, notamment avec l’esclavage, a produit la création d’un monde nouveau, d’une nouvelle représentation.

Comment décrivez-vous l’influence de la géographie d’une île sur l’homme créole?

L’exiguïté du territoire, l’enfermement, surtout dans une situation d’oppression. J’ai été faire quelques explorations historiques et ce monde est un monde de très grande souffrance. Et pour l’esclave et pour le maître. Le soleil tapait fort pou tou dimoune, pareil pour les cyclones, les maladies, les épidémies. La nature était hostile. C’est aujourd’hui qu’on parle de l’île comme d’un paradis. Ce n’était pas le cas. Et tout ça vous construit une psychologie particulière, une manière de vous représenter le monde. Toujours en attente de quelque chose, en attente des gens de passage… On attend des nouvelles de l’extérieur, de cet extérieur que l’on ne connaît pas. Qu’on s’imagine. Et c’est de là que vient cette représentation particulière du monde.

Une autre communauté vivant sur la même île ne donnerait pas le même résultat?

Je parlais sur le plan anthropologique. Mais si on veut parler d’aujourd’hui, je crois que la communauté créole, c’est cette communauté où l’âme créole a germé. Quand les autres sont arrivés, ils sont entrés dans le même processus, je les considère aussi comme créoles, sans toute fois leur assigner ce terme.

«Les dogmes sont des repères.
Des repères sûrs qu’on ne peut pas contourner, ni jouer avec.
Mais la compassion doit toujours primer
en toute circonstance.»

Vous parlez dans votre livre de cette “alchimie entre le christianisme, l’esclavage et la traite des noirs”. Cela vous trouble toujours aujourd’hui?

Oui, parce que cela ne m’étonne pas vraiment, dans la mesure où je me trouve aux confluents de la notion du bien et du mal, de la grâce et du péché et que mon église est une église de pécheurs. C’est un fait. C’est quelque chose d’intrinsèque. Les péchés de l’église d’hier et ceux d’aujourd’hui, ça reste des péchés.

Comment fait-on quand on est pétri de la notion de péché au sens large et qu’on le porte en soi comme un poids pour “dispenser” la morale?

L’approche de Jésus est le modèle. Lui d’abord est venu, et ce qui l’a remué, c’est la compassion.

Le pouvoir d’être ému et touché par la fragilité de l’autre?

Oui, et au plus profond. Une morale qui ne démarre pas par la compassion glisse dans le légalisme, dans quelque chose de déshumanisant. Maintenant, cette compassion, ce n’est pas pour que la personne reste dans son indignité. Car c’est bien dans l’indignité que le péché, c’est-à-dire ce qui est contre l’humain, nous laisse. La compassion, c’est pour permettre à l’autre de s’élever, sortir de l’indignité. C’est de là que vient la morale, mais elle est toujours accompagnée de compassion.

L’église, ce sont aussi des dogmes. Peut-on concilier dogme et compassion?

A un moment donné, il faut faire le point, mais on ne pourra jamais enfermer des valeurs comme la compassion qui est, pour moi, plus qu’une valeur. Les dogmes sont des repères. Des repères sûrs qu’on ne peut pas contourner, ni jouer avec. Mais la compassion doit toujours primer en toute circonstance.

En 1994, naissait au sein de l’église catholique, à travers le père Roger Cerveaux, ce que l’on a appelé le “malaise créole”. Douze ans plus tard, les voix se sont calmées, où en est ce mouvement voulant faire entendre la voix des Créoles dans l’église? Le malaise a-t-il disparu ou s’est-il amplifié?

Pour avoir été moi-même un des témoins privilégiés, aux côtés de Roger Cerveaux, je peux dire que ce que Roger a déclenché, c’était le déclic. Tout le malaise était là. C’est un ensemble d’événements qui a fait que la question identitaire - c’est de cela qu’il s’agissait - a fait surface. Le Créole n’était pas reconnu au sein de l’église.

Ce cap est passé ? Les Créoles sont aujourd’hui reconnus au sein de l’église?

Oui. Reconnaître et croire qu’il est capable d’apporter quelque chose à l’église. Croire et reconnaître que les Créoles existent…

Même cela vous était dénié au sein de l’église?

Peut être pas dénié, mais… disons que c’est cela qu’on appelait le malaise créole. Il y avait ce côté de dire… Oh! c’est pas sérieux tout ça. C’est quelque chose de mineur. Cela c’est exprimé à l’intérieur de l’église. C’est comme un enfant qui sent un malaise chez lui, un jour il en parle à ses parents. Et à ce moment on se dit tout ce qui doit être dit. Il y a un cheminement psychologique qui fait que j’ai grandi avec ça. Et aujourd’hui je ne dis pas que je me sens plus à l’aise, mais simplement plus adulte en face de ces problèmes. Je me suis affirmé: Je suis prêtre, Créole. Et il n’y a pas de problèmes. Avant, rien que de le dire posait des problèmes.

Les Créoles ont-ils trouvé au sein de l’église la place qui, selon vous, leur revenait.

Oui, et je ne parle pas du mot représentation, il est piégé. Mais il a sa place, ça vient. Et il a fallu lutter pour que cela vienne. Lutter pour sa langue, sa culture, pour ce qu’elle peut apporter. On ne le réalise pas, mais c’est une grande révolution.

Et votre place dans la hiérarchie?

Oui… Allons dire que si on veut parler de pourcentage, de dosage tout ça, je n’y crois pas trop. Je crois plus en la force du levain. Un peu de levain seulement suffit pour faire monter la pâte… Et c’est la qualité de cette présence créole dans l’église qui va faire que cette église devienne représentative.

L’église d’aujourd’hui vous semble-t-elle être en phase avec le monde?

L’église universelle se cherche je dirais. Concernant mon église, ici, à Maurice, je crois qu’elle a pris les bons tournants et au bon moment. Elle en a souffert, mais elle a fait les bons choix.

Les tournants de 1990 au moment du malaise créole ?

Oui. Notamment la place des Créoles dans l’église; mais bien sûr, il n’y aura pas de reconnaissance officielle de ce que je vous dis là. Mais cette reconnaissance s’exprime par des actes. Quand on voit ce que fait Jocelyn Grégoire, ce qu’il a apporté à l’église lui et d’autres mouvements…Le tournant n’a pas été facile, le travail n’est pas terminé, ce n’est pas facile. Je ne crois pas qu’une église créole doive être une église des Créoles. Ce n’est pas ça. C’est une église qui se laisse traverser par tous les courants et les respecte. Représentativité des Créoles ne veut pas dire la guerre des places. C’est une représentativité de fond, des idées que véhiculent la culture et la sensibilité créoles.

Une sensibilité, au sein d’une église comme au sein d’un parti politique, a besoin d’hommes au sein de sa hiérarchie pour la transmettre…

Bien sûr. Je ne suis pas un naïf. Il y a les power games etc. Nous ne vivons pas au paradis, mais en pleine réalité humaine avec tout ce que cela suppose. Les lobbies etc. Cela joue dans tous les sens. Mais ce qui fait la force de cette église, c’est l’amour et l’attachement profonds que les Créoles ont pour elle. Et beaucoup de politiciens sous-estiment et ne comprennent pas cela. Quand ils tapent sur l’église, ils touchent profondément les Créoles. Même si la tête, la hiérarchie et tout ce qui touche à l’apparat, semblent dire que ce ne sont pas les Créoles qui mènent l’affaire, je crois qu’il y a une alliance très forte à la base entre les Créoles et leur église. Les politiques croient souvent que taper sur l’église, c’est taper sur le secteur privé. Cela fait belle lurette que le secteur privé n’est plus là ! Nous sommes beaucoup plus autonomes. Ce sont des schémas passés.

«Le Créole vient de partout, c’est vrai,
mais à un moment il prend une nouvelle naissance.
Et son lieu de naissance, c’est l’île. C’est ce qui
lie les Créoles du monde entier.»

L’esclavage et ses séquelles ne sont-ils pas quelquefois devenus le fond de commerce de certains intellectuels et hommes politiques ?

Tout peut être un fond de commerce. Certainement. Il faut savoir les motivations de chacun. Mais en même temps, on ne peut pas rester insensible à l’esclavage. A un bout, il y a ceux qui essaient de minimiser les séquelles de l’esclavage à défaut de le nier, et de l’autre, ceux qui quelquefois s’appuient sur les réalités de l’esclavage pour maximiser à leur profit, mais ceux-là heureusement, ne sont qu’une minorité.

Quelles sont pour vous les nouvelles formes d’esclavage ? On a parlé de l’idéologie…

D’abord une précision. Je me refuse à utiliser et à mettre le mot esclavage partout. Il faut prendre ce terme dans sa perspective historique. Evacuer cela, c’est fausser les choses.

Quelles sont pour vous les nouvelles formes d’aliénation, les nouvelles prisons de l’homme?

Je crois que c’est la dépendance. Dépendance aux substances nocives, dépendance à l’argent. Ce qui amène à ne plus voir les hommes comme des humains étant donné que l’on est devenu soi-même un non humain. La dépendance, c’est aussi, et vous avez raison, la dépendance vis-à-vis d’une idéologie. Un enfermement. Dans un livre consacré à la pastorale je parle beaucoup de l’empowerment. Je crois beaucoup dans ce processus d’autonomisation. L’autonomie mène vers la liberté, même si nous vivons dans un monde inter-dépendant.

La foi religieuse ne peut-elle pas produire le même enfermement que l’idéologie?

La foi, vous avez raison est souvent transformée en idéologie. Mais la foi n’est pas une relation avec quelqu’un de vivant. Quand je vis ma foi dans une relation avec Jésus Christ, quelqu’un que je considère comme vivant, je crois que cela transcende l’idéologie. Parce que cette relation me ramène forcément à la réalité. Et celle-ci a toujours le primat.

L’idéologie, elle aussi, est basée sur la réalité des choses…

Bien sûr. L’idéologie est un repère. Dans la mesure où je dois penser et parler dans un cadre, cela est, pour moi, un enfermement, une dépendance. Alors que la foi, c’est dans l’ordre d’une relation que je vis…

… et qui baigne quand même dans un environnement de croyance…

Oui, mais cela dépasse en même temps la croyance. Il n’y a pas que cela. C’est une expérience. Je sais, on peut me dire que tout ça est subjectif. Je veux bien. Mais je ne suis pas le seul à vivre cela.

Peut-on demander à la foi d’être objectif, d’en appeler à la raison raisonnée?

Bien sûr que oui! La raison raisonnée ne peut pas être un absolu en elle- même. Là où est l’application de la science et de la raison, elle est toujours révisible. La science admet toujours qu’elle peut se tromper. Donc, je ne peux pas le prendre comme un critère absolu.

Ne faut-il pas se méfier de ceux qui détiennent la parole finale et infaillible?

La foi n’est pas que croyance, que raison. Elle transcende tout, elle est vulnérable. Croire, c’est toujours un risque. C’est une décision, un pari personnel. Mais raisonné, calculé. Ce n’est pas un enfermement. Une expérience basée sur toute une chaîne d’expériences.

Le temps présent passe et ne sera jamais remplacé, la vie et ses douleurs c’est aujourd’hui qu’il faut les régler et on en est toujours à parler du passé. Cela ne vous angoisse pas quelquefois… ?

Au lancement de mon livre je parlais de cela. Le problème des noms par exemple fait subir aux hommes d’aujourd’hui un passé qui leur remonte à la figure. Et ils portent ça comme une immense souffrance.

Depuis quelques mois, la loi a été assouplie et on peut assez facilement demander à changer de nom. Vous proposez cela à ceux que vous avez rencontrés?

Non. Dans ma démarche je dis que changer de nom n’est pas une chose banale. Je suis contre le bannissement des noms. Je propos que l’on assume son nom. Quand on s’en débarrasse on se débarrasse de ce qu’on a de plus précieux. Et c’est là qu’il faut l’éclairer.

Vous lui dites: continuez de porter votre croix en essayant de faire qu’elle n’en soit pas une?

Non, pas vraiment. Je lui dis: “Cette honte dont tu es affublée, tu n’as pas à en avoir honte. Tu dois en être fier. La honte, elle doit reposer sur ceux qui t’ont donné ce nom. C’est cela ma démarche.”

Elle est réaliste pour ceux qui souffrent, là, maintenant?

Choisir la réflexion est toujours plus difficile et plus long. Mais j’y crois beaucoup. Le chemin de la liberté n’est pas de tourner la page, mais de l’assumer.

Quand on n’est pas concerné dans sa chair, on peut se payer le luxe d’être dogmatique, vous ne pensez pas?

Je ne suis pas dogmatique, je suis idéaliste. Je crois dans le Créole qui a la capacité de s’assumer. Il faut créer les conditions pour ça. On ne retrouve pas les Créoles dans les centres de pouvoir, nous sommes dans un monde de rivalités et le Créole s’en sortira en faisant ce chemin initiatique de l’éducation. Ce n’est pas aux autres de faire de la place pour les créoles, c’est à lui de se faire sa place avec l’immense potentiel qu’il a. Il faut lui faire découvrir le trésor qu’il a en lui.

Alain GORDON-GENTIL